▪ Nous sommes revenu à Buenos Aires hier soir. Nous avons pris un taxi dont le chauffeur s’est révélé curieux et loquace.
« Vous avez un accent », nous a-t-il dit. « Vous êtes Français ? »
« Non, mais vous n’êtes pas tombé loin. J’ai vécu en France pendant 15 ans ».
« Oh… j’ai étudié le français pendant des années. J’étais le meilleur de ma classe. Mais j’ai tout oublié. Ma mère était prof d’anglais — mais c’était dans les années 60. Vous savez que nous avons eu deux guerres avec les Anglais ? Donc je ne voulais pas étudier l’anglais. J’ai décidé d’apprendre le français. Puis j’ai oublié. En tout cas, je suis content que vous ne soyez pas anglais ».
« Non, je ne suis pas Anglais. Ma famille est irlandaise, en fait. Les Anglais sont donc des ennemis communs. Mais dans ma famille, du moins, nous avons décidé d’oublier le passé ».
« Vous êtes très généreux. En Argentine, on n’oublie pas. Nous détestons les Anglais. Et les Chiliens. Et les Américains. Et les Albanais, évidemment. Tout le monde déteste les Albanais. Même les Albanais eux-mêmes. C’est le seul point sur lequel ils ont raison ».
« Pourquoi les Américains ? »
« Parce qu’ils ont aidé les Anglais durant la guerre ».
« Vous parlez de la guerre des Falklands ? »
« Attendez une seconde. De quel côté êtes-vous ? Je veux parler de la guerre des Malouines… Nous détestons les Américains aussi parce qu’ils essaient de diriger tout le monde. Ils en font trop. Mais c’est comme ça que ça marche, je suppose. J’ai lu Arnold Toynbee. Tous les pays essaient de bousculer leurs voisins lorsqu’ils le peuvent. Il y aura toujours un pays dominant. Et ce pays dominant finira toujours par chuter. Aucun pays ne reste éternellement en première position. Ils deviennent de plus en plus gros. Ils s’accaparent de plus en plus de choses. Puis ils vont trop loin. C’est la chute, et un autre pays prend la position dominante ».
« J’ai l’impression que les Etats-Unis sont sur le point de chuter. Ils vont trop loin, et dans trop de directions différentes. En plus, les Américains sont profondément endettés. Ils ne peuvent pas se permettre tout ce qu’ils essaient de faire. Ils ont des soldats dans quasiment tous les pays du monde — c’est ce qu’on dirait, en tout cas. Ça doit coûter une fortune. Et les Etats-Unis n’ont pas d’argent ».
▪ « Ici en Argentine, on n’a pas d’argent non plus. Mais nous ne dépensons rien. Personne ne veut nous en prêter, parce que les gens savent que nous ne les rembourserons pas. Notre histoire le démontre assez clairement. Alors ils ne prêtent pas. Et nous, on ne dépense pas. C’est un équilibre heureux. Nous sommes pauvres. Mais nous avons l’air pauvre. Et quand on vit comme un pauvre, on n’a pas besoin de se soucier de perdre son argent et de finir dans la pauvreté — on est déjà pauvre ».
« Evidemment, Christina [Kirchner, présidente de l’Argentine] nous dit que nous allons tous être riches. Elle dit que l’économie argentine fonctionne si bien qu’elle devrait être un modèle pour le reste du monde. Peut-être a-t-elle raison. C’est un modèle de mauvaise économie. Complètement démolie par les politiciens ».
« Vous savez, je n’ai même pas pu acheter de pneus neufs pour mon taxi. Il n’y en avait pas — parce qu’on ne peut pas les importer. Christina possède une entreprise de pneus. Elle ne voulait pas de concurrence. Elle a donc interdit aux autres d’importer des pneus ».
« Enfin, nous au moins, on sait que notre économie est pourrie. Pas les Américains. Ils doivent de l’argent à tout le monde. Nous ne devons pas beaucoup d’argent. Nous ne prenons pas de prêt immobilier. Ça coûte 20%, ici. C’est fou. Mieux vaut payer en liquide ».
« Mais les Américains peuvent obtenir un prêt pour, quoi, 5% ? Alors ils empruntent beaucoup. Et lorsqu’on emprunte beaucoup, on a moins que rien, si vous me suivez. Je veux dire, si vous n’empruntez pas, au pire vous êtes à zéro. Mais les Américains sont sous le zéro, j’ai pas raison ? »
▪ « La Chine a l’argent. Et la Chine est intelligente. Il y a beaucoup de Chinois, en plus. Je pense donc que ce n’est qu’une question de temps avant que la Chine ne remplace les Etats-Unis comme puissance dominante ».
« Le problème, c’est que quand on connaît un peu l’histoire, on voit que les transitions ne sont pas faciles. Il y a généralement une guerre. La puissance dominante n’abandonne pas sans combattre ».
« C’est d’ailleurs tout le sujet des deux dernières guerres mondiales. L’Allemagne et l’Angleterre luttaient pour la position dominante. Et vous savez combien de personnes sont mortes ? Soixante millions. Incroyable ».
« Chaque fois qu’il y a une lutte pour la première position, dans l’histoire, le nombre de morts augmente. Et lorsque la guerre entre la Chine et les Etats-Unis sera déclarée… Il pourrait y avoir un milliard de morts. Je ne plaisante pas. J’espère que ça n’arrivera pas, mais il faut être réaliste ».