La Chronique Agora

Tsunami nippon ou comment écouler quelques milliards de dollars en bons de Trésor américain

▪ Vous avez certainement lu et vu plus que nous ne pourrions décrire de la dévastation qui vient de frapper le Japon. Nous y avons effectué un voyage d’une quinzaine de jours à la fin de l’été dernier, et si le pays était frappé par une canicule sans précédent depuis une vingtaine d’années, l’activité sismique y fut également l’une plus calmes de la décennie.

Aucune secousse perceptible n’a été ressentie dans l’île principale durant tout le mois d’août, même pas une vibration capable de rider la surface d’une tasse de thé ou d’une soupe miso. La croûte terrestre semblait s’être assoupie sous la torpeur estivale, les plaques tectoniques faisaient de la chaise longue et la vie de tous les jours au Japon n’évoquait en rien le titre du plus célèbre roman d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements.

L’histoire autobiographique de l’écrivaine belge n’a rien à voir… mais le titre de l’oeuvre colle parfaitement aux images de l’explosion de deux des six réacteurs de la centrale de Fukushima que les caméras de la télévision japonaise ont filmé en direct durant les dernières 72 heures.

Oui… stupeur et tremblements face au risque de perte de contrôle de la situation par les exploitants des centrales endommagées par le tsunami. Tout cela pourrait déboucher sur un scénario à la Tchernobyl.

Il en résulterait une contamination nucléaire bien pire et beaucoup plus durable que celle consécutive à l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima. En effet, elle ne contenait « que » quelques kilos de plutonium alors que les réacteurs japonais contiennent chacun plusieurs tonnes de combustible hautement radioactif de type « MOX ».

A la différence de l’Ukraine, qui présente une densité de population extrêmement faible, la côte est du Japon rassemble le plus fort taux d’habitants de la planète, juste derrière Singapour et Hong Kong (qui ne sont que des « Etats confettis »).

▪ Il suffit de poser le pied à l’aéroport de Narita (situé à 80 km de la capitale) et d’entreprendre un voyage vers le sud (Osaka ou Kobe, c’est égal) pour se rendre compte que les provinces du Kanto et du Tango (incluant Kyoto est ses environs) sont une sorte de ville qui ne s’arrête jamais. Seule la couleur des bus et des trains de banlieue indique que l’on change de préfecture ou de communauté urbaine.

Imaginez une sorte de New York qui s’étendrait de Portland jusqu’à Baltimore — si cher au coeur de Bill Bonner — avec des cités-dortoirs aux immeubles peu élevés ainsi que des quartiers d’affaires de format La Défense tous les 20 kilomètres.

Pratiquement tous les habitants ont vue sur la mer depuis les tours panoramiques fichées au milieu des communes de plus de 100 000 habitants — c’est-à-dire plus de la moitié de celles traversées entre Chiba (nord de Tokyo) et Hiroshima.
Fait surprenant : les Japonais ne bâtissent rien sur les collines ou les contreforts des montagnes qui plongent vers l’océan Pacifique, là où ils seraient pourtant bien à l’abri des tsunamis.

Les reliefs sont réservés à Mère Nature. Ce sont des îlots de verdure surgissant d’un océan de maisons et de bâtiments commerciaux ou industriels… Le paysage ressemble à ces jardins japonais avec des bonzaïs posés sur de grosses pierres qui émergent — telles des îles rêvées par un artiste du 15e siècle — d’une mer de graviers blancs.

Les raffineries, les centrales nucléaires, les chantiers navals, les zones de fret avec leurs grues géantes visibles à des dizaines de kilomètres : tous nous rappellent que la poésie d’un Japon intemporel et pétri d’écologie se niche désormais au sein d’une machine industrielle et économique d’une efficacité redoutable… qui apparaît aujourd’hui d’une extraordinaire vulnérabilité face au déchaînement des forces tectoniques.

Le Japon fonctionne comme une horloge parfaitement huilée où les trains arrivent à l’heure et où tout retard est perçu comme une indignité par les compagnies de chemin de fer.

Nous avions même raté un train à Osaka lors d’une correspondance parfaitement minutée. Le conducteur s’était trompé en lisant la pendule de sa machine : il n’avait pas vérifié le cadran situé sur le quai qui lui donnait l’heure exacte — et avait lancé son convoi avec 50 secondes d’avance… une erreur impardonnable !

▪ Mais comme toute mécanique de grande précision impliquant 70 millions d’habitants sur une façade maritime de 700 km, le moindre « pépin » un peu sérieux entraîne des répercussions économiques que nous avons du mal à nous représenter.

Le Japon est formidablement organisé pour faire face en 48 heures à 98% des incidents (tremblement de terre, incendies, pollution chimique, vague neigeuse…) qui jetteraient le nord de l’Europe ou les Etats-Unis dans le chaos le plus complet… Et voilà que survient le Big One, le scénario « catastrophe absolue » — le séisme a été réévalué à une puissance inouïe de 9 sur l’échelle de Richter.

Nous ne doutons pas de la capacité du Japon à redonner un toit aux dizaines de milliers de san-abri puis de ressusciter d’ici un à deux ans les zones touchées par le tsunami… si l’argent ne vient pas à faire défaut. Il serait présomptueux et prématuré d’écarter ce péril si le coût de la catastrophe dépasse les 150 milliards de dollars, ce qui devrait, hélas, être le cas.

Mais si la pollution nucléaire s’en mêle, il ne restera plus au Japon qu’à se réinventer un autre destin. Cela au prix d’une onde de choc économique et humaine dont nous ne pouvons qu’imaginer les conséquences sur les principaux partenaires de la zone Asie mais également sur l’autre grande puissance riveraine du Pacifique : les Etats-Unis.

▪ Wall Street, en tout cas, refuse d’y croire. La place américaine s’est de nouveau singularisée en affichant une résilience remarquable face aux incertitudes immenses engendrées par la catastrophe tellurique du 11 mars au Japon.

Les indices américains ont repris lundi soir plus de la moitié du terrain perdu en matinée — au lieu d’amplifier leurs pertes jusqu’à la clôture, à l’image des places européennes qui reculaient en moyenne de 1,1% (Euro Stoxx 50) à 1,2% (Eurotop 100).
Le Nasdaq a même fait l’effort d’en terminer juste au-dessus du palier des 2 700 tandis que le Dow Jones a manqué de peu d’en terminer au-dessus des 12 000 points. Cela aurait pu être le cas sans le lourd repli de General Electric — Fukushima représente déjà le deuxième plus grave accident survenu au sein de la filière nucléaire civile. GE redoute que les projets de construction de nouvelles centrales soient gelés pour longtemps sur l’ensemble de la planète.

De l’autre côté du Pacifique, le remarquable sang froid de la population était moins évident côté investisseurs, avec un indice Nikkei qui plongeait de 6,2% hier matin.

Le scénario qui se dessine à l’horizon 2012 est clairement celui d’une récession. Des coupures de courant « tournantes » (qui risquent de durer plusieurs semaines) font partie des mesures destinées à éviter l’effondrement général de l’approvisionnement en électricité face à un déficit de production qui atteint 20% des capacités globales.

Un retour à la normale n’est pas envisageable avant des mois. Le Japon choisira-t-il de s’approvisionner en matériel à l’extérieur de ses frontières… ou respectera-t-il la tradition qui consiste à ne compter que sur ses propres forces ?

Wall Street semble faire le pari que les autorités nippones se tourneront plus volontiers vers l’Amérique que vers la Chine… La Bourse de Shanghai (quasi inchangée) faisait le pari inverse lundi matin.

Et nous reposons la question qui fâche : avec quel argent ?

Le Japon a désormais une très bonne excuse pour liquider une partie des 1 000 milliards de dollars de bons du Trésor américain pour faire face aux dépenses de reconstruction.

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