La Chronique Agora

Les trois cercles du pouvoir… et leur point faible

Nous avons récemment fêté le 60e anniversaire de L’Elite du pouvoir, une étude réalisée par le sociologue C. Wright Mills portant sur la richesse et le pouvoir aux Etats-Unis, désormais un classique.

Ce livre défend l’hypothèse que les Etats-Unis sont dirigés par une petite caste d’individus,
relativement liés, qui font passer leurs intérêts personnels au-dessus de ceux de l’ensemble du pays.

Vous et moi, en tant que citoyens — et que ce soit aux Etats-Unis, en France ou dans le reste du monde –, nous sommes souvent malmenés par les choix politiques de l’élite du pouvoir. Pourtant, nous n’avons pas vraiment les moyens de modifier cet état de choses.

La démocratie et les élections sont une façade via laquelle les citoyens peuvent choisir les élites spécifiques qui vont les diriger pour une durée de mandat donnée. Mais les élections ne font rien pour changer la dynamique fondamentale des règles de l’élite.

Trois cercles de pouvoir et six types d’élite

Mills divise l’élite du pouvoir en trois cercles et six types d’acteurs.

Ces trois cercles sont économique, militaire et politique. Les six types d’acteurs sont les suivants : les « P-DG », les « Seigneurs de la guerre » (militaires haut-gradés), les « Riches entrepreneurs » (principaux investisseurs), les « Célébrités », le Club des « Metropolitan 400 » (familles de notables des plus grandes villes) et la « Direction Politique » (les plus hauts fonctionnaires de la Maison Blanche et de la technocratie).

Il peut y avoir un chevauchement de ces acteurs. Par exemple, un « Seigneur de la guerre » peut évidemment être aussi membre du « Club des 400 ». De la même façon, un seul individu peut exercer plusieurs fonctions au cours de sa vie : d’abord en appartenant au « Club des 400 » de par sa famille puis en devenant « P-DG » et en achevant sa carrière au sein de la « Direction Politique ».

Au sein de l’élite du pouvoir, l’appartenance peut être héréditaire, basée sur le mérite, ou bien les deux. Dans le cas d’une admission fondée sur le mérite, certaines institutions procèdent normalement à un filtrage. Parmi ces institutions figurent de prestigieuses écoles préparatoires (Hotchkiss, Taft, Choate, etc.), des universités de type « Ivy League » (Harvard, Yale, Penn, etc.), des clubs sélects et ceux qui décernent des prix récompensant certains accomplissements.

Beaucoup de choses ont changé depuis la publication de L’Elite du pouvoir dans les années 1960… et beaucoup d’autres non.

Les Etats-Unis sont toujours dirigés par une « élite du pouvoir » basée sur la fortune, le pouvoir politique et les relations.

En fait, aux Etats-Unis, l’inégalité des revenus et la concentration des richesses entre
très peu de mains est plus extrême que jamais, depuis les années folles et la période dite des « Barons Voleurs » (Robber Barons) des années 1890.

Si L’Elite du pouvoir était réécrit aujourd’hui, ce livre insisterait moins sur les relations sociales (bien qu’elles comptent toujours) et insisterait plus sur la fortune pure et simple (telle qu’elle s’affiche dans le classement Forbes 400). En outre, le mérite compte plus (des personnes venant de milieux économiques pauvres et obtenant les meilleures notes à Stanford voient de nombreuses portes s’ouvrir devant eux).

Les « Riches entrepreneurs » de Mills compteraient beaucoup plus de milliardaires émanant des hedge funds et du capitalinvestissement.

Sa catégorie des « Célébrités » compterait beaucoup plus de personnalités du sport et de producteurs de hip-hop, en plus des stars du cinéma et de la télévision. Les « P-DG » sortiraient des rangs de sociétés technologiques et de la banque, plutôt que d’anciennes industries telles que l’automobile et l’acier.

Et surtout, l’élite du pouvoir serait supranationale et mondiale.

Mills partait du principe que chaque pays avait sa propre élite du pouvoir, assortie de dynamiques et caractéristiques similaires.

Certes, l’élite d’un pays entrait bien en contact avec celle d’autres pays, mais Mills considérait que l’élite présente dans chaque pays exerçait son pouvoir au niveau national.

Aujourd’hui, le pouvoir s’exerce au niveau mondial. Le hip-hop et Twitter sont aussi populaires à Mumbai qu’à Manhattan. Les tentacules de Goldman Sachs s’étendent de Seattle à Shanghai.

La remarque très intéressante que formule Mills, c’est que l’élite du pouvoir ne se résumait pas à une étroite conspiration chapeautée par des dirigeants unis. Il s’agissait plutôt d’un club dont les membres connaissaient les règles et les respectaient car cela leur permettait de profiter de leur adhésion à ce club et de la compagnie des autres membres. Ceux qui ne respectaient pas les règles du club se retrouvaient rapidement dehors, avec des perspectives nettement moins florissantes en termes de contrats de complaisance, de nominations politiques ou d’avancement de carrière.

Je suis d’accord avec la conclusion que tire Mills, dont j’ai d’ailleurs été personnellement témoin. Ma propre carrière a été plutôt éclectique, en termes de relations avec l’élite du pouvoir (bien que je ne sois pas, moi-même, membre de cette élite).

J’ai le bon bagage universitaire (une grande école enseignant l’économie internationale et
une école de droit de type « Ivy League »), j’ai exercé des fonctions dans l’univers de l’élite
(Conseil d’administration de la Réserve fédérale, l’Aile ouest de la Maison Blanche, le septième étage de la CIA, etc.) et j’ai rencontré personnellement des P-DG, des présidents de la Fed, des généraux quatre étoiles, et leurs semblables. Mais je ne me suis jamais soucié d’entrer dans le club. D’une certaine façon, je suis comme Mills : un observateur attentif de l’environnement des élites mais qui n’en fait pas partie.

De nombreux citoyens « ordinaires » croient à une théorie du complot impliquant les élites. Leur pouvoir est si fort et si concentré entre un petit nombre de mains qu’il devrait
forcément y avoir un complot. Ce n’est pas le cas.

Croyez-moi : plus vous êtes proche du véritable pouvoir, plus vous vous rendez compte à quel point les riches et les puissants sont éloignés de la réalité. Ils détiennent le pouvoir et l’argent et, pourtant, ils sont souvent aussi surpris par les événements que vous et moi, et peut-être même plus, d’ailleurs. En fait, lorsque d’importants changements interviennent, nos élites sont souvent les dernières à le savoir.

La raison de cet aveuglement n’est pas difficile à identifier. La plupart du temps, les élites ne s’entretiennent qu’avec d’autres élites. Elles sont trop importantes (à leurs propres yeux) pour s’entretenir avec des citoyens ordinaires. Par conséquent, elles sont prisonnières de la bulle politique. Une fois qu’une croyance commune se forme, ces élites se la répètent continuellement entre elles, sans jamais entendre un avis contraire.

Les élites détiennent peut-être bien le pouvoir et l’argent, mais elles sont pénalisées par
un manque de diversité cognitive.

Nous y reviendrons…

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