La Chronique Agora

Taxi et philosophie

▪ « Les gens pensent que les chauffeurs de taxi sont idiots », a déclaré notre chauffeur ès philosophies préféré alors qu’il nous accueillait à l’aéroport Jorge Newberry.

Librement traduit et largement embelli, voici la suite de son monologue…

« Si je conduis un taxi, c’est en grande partie parce que ça me donne le temps de réfléchir »…

« Après la guerre des Malouines, j’ai quitté l’armée et je me suis mis à conduire un taxi. J’aime bien ça parce que ce n’est pas difficile. On a parfois des clients désagréables, mais généralement, les gens sont sympathiques ».

« J’ai du temps. J’écoute les nouvelles à la radio. Je réfléchis. Depuis que j’ai commencé, j’ai calculé que je réfléchis depuis 30 ans… 50 semaines par an… environ 45 heures par semaine… soit 67 500 heures de réflexion ».

« J’essaie aussi de faire preuve de discipline sur la question. Après tout, à quoi bon réfléchir à rien… ou à tout ce qui me passe par la tête ? Je ne veux pas perdre mon temps. Pour progresser, il faut penser systématiquement… et consacrer assez de temps à un sujet pour arriver quelque part ».

« Je réfléchis beaucoup à la politique… et à l’argent… Pourquoi certaines personnes sont riches et d’autres sont pauvres… Comment le gouvernement fonctionne… le rôle qu’il joue. Je pense aussi à ma propre vie… et pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait ».

« Parfois, c’est assez simple. Généralement, les gens qui travaillent dur, épargnent leur argent et l’investissent prudemment sont ceux qui sont plus riches. Plus ils ont de diplômes… plus ils sont intelligents… et rusés… plus ils sont riches — en général. Les plus doués construisent des immeubles d’appartements… ou gèrent de beaux bars… ou produisent des tonnes de soja ».

« Ca semble logique… plus ils peuvent donner, plus ils peuvent obtenir. Bien entendu, il y a beaucoup de gens qui obtiennent beaucoup sans donner grand-chose. Ils ont de la chance. Ou du piston — un beau-frère dans le gouvernement, ce genre de choses. »

« Si on met de côté la chance pure, je pense qu’on peut dire que les gens les plus intelligents, qui travaillent le plus dur, s’en sortent toujours par le haut. Les emplois. L’argent. Le statut. Mais certains le font honnêtement et d’autre pas. Selon moi, obtenir un contrat du gouvernement par le biais d’un piston est malhonnête, même si c’est légal ».

« Dans les années 70 et 80, j’étais dans la rue… manifestant pour que le gouvernement fasse ci et ça. Je voyais le gouvernement comme une extension de moi-même… quelque chose que je pouvais influencer… quelque chose qui pouvait exprimer mon propre caractère et ma propre volonté ».

« J’étais un imbécile. Tout ce que j’essayais de faire en réalité, c’était obtenir ce que je ne pouvais pas avoir par moi-même… en utilisant le pouvoir du gouvernement pour forcer d’autres gens à faire une chose qu’ils ne voulaient pas faire. Comme reprendre les Malouines. Pourquoi l’Argentine devait-elle contrôler ces îles ? Pourquoi envoyer des troupes ? Pourquoi ne pas poser la question aux habitants ? Et pourquoi ne pas les laisser tranquilles ? »

« Ensuite, quand nous avons pris les îles par la force, pourquoi l’Angleterre n’a-t-elle pas reculé ? Pourquoi ne pas nous laisser faire une chose inutile ? »

« Le gouvernement est incapable de laisser les choses tranquilles. Même quand tout va bien. Il prend votre argent. Que donne-t-il en échange ? Des routes, des écoles, des hôpitaux ? Selon l’interprétation la plus charitable de nos actions — qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne ou de l’Argentine — dans les Malouines, on aurait pu dire que nous nous battions pour savoir qui fournirait ces services aux autochtones. Mais inutile que quelqu’un vous mette un revolver sur la tempe pour avoir ces choses »…

« Quand on est jeune, on se laisse happer par ce qui arrive… tant dans sa propre vie que dans la vie de la communauté. On n’a pas eu le temps de réfléchir aux choses. Il m’a fallu 67 000 heures de réflexion pour arriver où j’en suis. Quand on est jeune, on agit à l’instinct. Votre pays part en guerre, vous y allez aussi. On veut avoir l’air patriotique. Mais ensuite, plus tard… on se repenche sur les événements et on se demande à quoi tout ça rimait. Si on a survécu, on se demande pourquoi on a risqué sa vie. Qu’avait-on à y gagner ? Est-ce que ça vous aurait rendu plus heureux ? Plus riche ? En meilleure santé ?

« On dit que Charles Martel a sauvé l’Occident des Maures en 732 ou 736, je ne sais plus. Comment peut-on savoir si c’était une bonne chose ou pas ? Peut-être que tout irait mieux si les Maures avaient gagné la bataille. Pour autant que nous en sachions, les gens qui se sont battus — des deux côtés — sont morts pour rien. C’était en tout cas ce que je pensais des Malouines. Peut-être que j’aurais connu une petite satisfaction intérieure temporaire si nous avions repris les îles. Mais ça n’aurait eu aucune importance pour moi, d’un côté ou d’un autre, qui avait gagné ».

« Alors… pourquoi avons-nous fait des choses pareilles ? La raison pour laquelle les politiciens et les généraux voulaient se lancer n’est pas un mystère. Ils obtenaient plus d’argent et plus de pouvoir. Mais pourquoi avons-nous suivi le mouvement ? Nous n’avions rien à y gagner… pas d’argent… pas de pouvoir. La gloire, peut-être… mais à quoi sert la gloire dans une cause qui n’a pas vraiment de sens ? C’est ce qu’on appellerait de l’idiotie ».

« Pourquoi le faisons-nous ? Parce que nous sommes génétiquement programmés pour faire ces choses. Nous avons toujours eu des guerres. Mais jadis, elles avaient un sens. On en retirait quelque chose — du pillage. Dans le monde moderne, ce n’est plus le cas. Pas pour un soldat ordinaire. Ou pour celui qui paie la facture. Les seuls qui en retirent quelque chose sont les politiciens, le gouvernement, l’armée et ses fournisseurs. Cela me semble évident. Mais il y a toujours beaucoup de guerres en cours ».

« Et puis je me suis mis à penser aux autres choses qui fonctionnent de la sorte… qui n’ont pas vraiment de sens pour les gens qui les paient. Sauf que les gens les acceptent parce qu’ils ont été programmés pour le faire sur des milliers d’années. C’était sensé du point de vue de l’évolution ; ceux qui n’étaient pas génétiquement programmés pour agir d’une certaine manière — comme partir en guerre, par exemple — se sont éteints ».

« J’ai commencé à voir le gouvernement lui-même comme une institution archaïque. Lorsque je vous conduis en taxi et que vous me payez pour ce service, c’est une transaction civilisée et moderne. Mais si je vote une loi qui empêche quelqu’un d’autre de conduire un taxi, j’agis en fait comme un barbare ».

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