La Chronique Agora

Start-ups : épidémie d’obésité en vue !

Le président Macron avait un projet ambitieux : faire naître 25 licornes françaises d’ici 2025. L’objectif a déjà été atteint, mais ces poulains biberonnés à la start-up nation ne sont pas pour autant synonymes d’une bonne santé de l’économie.

C’était en 2011 – il y a une éternité maintenant. Le livre fraîchement publié d’Eric Ries, The Lean Startup (traduit en 2012 aux éditions Pearson), mettait sur le devant de la scène les vertus de l’entrepreneuriat agile et du pragmatisme dans l’innovation.

Autres temps, autres mœurs : dans son ouvrage, Eric Ries témoignait de ses échecs entrepreneuriaux qu’il attribuait à une trop grande déconnexion entre la stratégie des entreprises dans lesquelles il avait évolué et les besoins des clients.

La philosophie du fail fast

Sa philosophie, novatrice pour ne pas dire iconoclaste, se résumait en deux mots, l’injonction « fail fast ! » (échouez rapidement). L’entrepreneur en série conseillait en effet de ne pas se réfugier derrière des capitaux et des subventions pour travailler, des années durant, sur un produit qui pourrait ne jamais rencontrer son marché. Au contraire, il enjoignait les fondateurs de start-ups à aller le plus vite possible au contact des futurs clients solvables – quitte à ne pas proposer immédiatement la version finale du produit ou de l’offre.

Cette mécanique volontairement exigeante a bien sûr un prix. En entrant dès leurs débuts dans la cour des grands, les entrepreneurs « lean start-up » ne peuvent se réfugier derrière un matelas de liquidités pour retarder la confrontation entre leur vision et le marché. Il leur faut, au plus vite, développer des produits et services désirables et convaincre des clients solvables.

Dix ans après l’engouement initial autour de ce modèle innovant, nous pourrions penser que le monde de la start-up aurait assimilé cette philosophie et troqué définitivement le bling-bling des levées de fonds de l’époque des dot-com pour le pragmatisme de l’arrivée rapide sur le marché.

Las, il n’en est rien. La fascination pour les licornes (entreprises valorisées plus d’un milliard de dollars) nous montre que le monde de l’entrepreneuriat et plus particulièrement celui des entreprises technologique – reste plus intéressé par l’inflation des valorisations que par la création de richesse des entreprises.

Des start-ups toujours plus grosses

Vingt-quatre… Vingt-cinq… et désormais vingt-six : le nombre de licornes françaises ne cesse d’augmenter.

La France ne comptait que trois entreprises valorisées de plus de 1 Md$ en 2017. Lorsque le président Macron a annoncé, en 2019, son intention de faire naître au moins 25 licornes avant 2025, nombre d’analystes ont considéré que ce serait un objectif difficilement atteignable.

La ligne d’arrivée a pourtant été franchie plus tôt que prévu.

Lydia, spécialisée dans le micro-paiement par application mobile, est devenue la vingt-troisième licorne tricolore lors de sa levée de fonds de 89 M€ (100 M$) en série C fin décembre 2021. Quelques jours plus tard, Ankorstore (une place de marché B2B) lui emboîtait le pas en levant 250 M€ sur une base de valorisation de 1,75 Md€.

Atteindre l’objectif des 25 licornes ne faisait alors plus aucun doute, et c’est avec Exotec, une entreprise spécialisée dans la robotique, que la French Tech a atteint l’objectif énoncé par Emmanuel Macron moins de trois ans auparavant.

Il ne s’agissait en aucun cas d’un sprint avant la ligne d’arrivée, et le rythme d’éclosion de ces start-ups richissimes semble même s’accélérer. Il n’aura même pas fallu 48 heures pour que Spendesk lève 100 M€ et devienne ainsi la vingt-sixième licorne française.

Le seuil des 25 licornes atteint et même dépassé, ce n’est qu’une question de temps avant que naissent la cinquantième, puis la centième licorne hexagonale. Reste une question de poids : l’embonpoint de valorisation est-il réellement un gage de création de richesse sur le long terme ? Ou serait-ce plutôt le signe d’une inflation galopante et de la hausse sans fin du prix des actifs ?

A l’heure où il se murmure que la réussite serait non plus d’être une licorne mais une décacorne (entreprise valorisée plus de 10 Mds$), notre pays s’est-il fixé les bons objectifs ?

L’effet pervers des valorisations gonflées

Une entreprise valorisée plus de 1 Md$ a un avantage indéniable : elle peut lever des capitaux sans que ses actionnaires historiques voient leur part de capital fondre comme peau de chagrin.

Toutes choses égales par ailleurs, cela permet à l’entreprise de récolter plus de liquidités à chaque tour de table. Il est vrai que si une levée de 10 M$ était considérable dans les années 2010, celles supérieures à 100 M$ sont devenues monnaie courante dans les années 2020.

Ces mastodontes, dotés d’une quantité de liquidités inédite, peuvent mener des actions commerciales et de R&D d’ampleur encore jamais vue. Sur cet aspect, pouvoirs publics, entrepreneurs et actionnaires de la première heure ne peuvent que se féliciter de la hausse exponentielle des valorisations.

Les effets pervers ne sont pourtant pas à négliger.

Il est de bon ton de moquer les « entreprises zombie », ces entités qui ne survivent que par l’afflux de capitaux publics, d’aides, subventions et autres prêts étatiques qui permette d’oublier un temps leur valeur ajoutée négative. Leur effet pervers sur le tissu économique du pays, écrasant l’émergence d’une concurrence potentiellement plus efficace, n’est plus à démontrer.

Le même mécanisme a lieu pour les start-ups surcapitalisées. Profitant d’un matelas de liquidités sans commune mesure avec leur poids économique réel (le résultat net 2020 du groupe Bouygues n’était, pour donner un point de comparaison, que de 0,7 Md€), elles n’ont aucun besoin de se confronter à la réalité du marché pour assurer leur survie.

Avec des flux d’argent externe bien supérieurs à leur chiffre d’affaires (sans parler de leur free cash flow), ces licornes vivent dans un monde où il n’y a aucun besoin de fournir des produits et services compétitifs à des clients solvables, puisqu’il suffit de convaincre suffisamment d’investisseurs de jouer à la surenchère en gonflant perpétuellement la valorisation lors de tours de tables successifs.

Ces start-ups profitent de la bienveillance des pouvoirs publics qui peuvent ainsi se targuer de « faire naître » des entreprises à fort potentiel, comme si le politique était à l’origine de la création de richesse du secteur privé. De leur côté, les investisseurs de la première heure peuvent afficher fièrement des plus-values latentes stratosphériques dans leurs comptes et passer pour des génies de la détection de pépites.

Le Japonais SoftBank, spécialiste des prises de participation agressives et des valorisations gonflées, est le premier à pousser ses poulains à faire « la course aux milliards ».

Licornes versus TPE

Ce faisant, tous les acteurs participent au jeu de chaises musicales bien connu qui se traduit le plus souvent par une diminution brutale de la valorisation lors de la confrontation entre les ambitions et la réalité. Lorsque l’entreprise doit compter sur sa valeur ajoutée pour justifier sa valorisation, la chute est rude. Theranos, la start-up d’Elisabeth Holmes, était après tout une licorne parmi les plus connues aux États-Unis… et sa fondatrice doit désormais rendre des comptes de ses agissements devant la justice. The Verge, Juicero, Getaround et même WeWork sont autant d’exemples de douloureux retours sur Terre.

L’autre effet pervers de cette course au gigantisme de valorisation est qu’il met dans la tête des entrepreneurs français qu’entre la TPE familiale et l’entreprise valant des milliards, il existe une zone grise qui n’a pas de légitimité sociale ni économique.

Or c’est justement en se basant sur un tissu de PME de taille intermédiaire que l’Allemagne parvient à obtenir une économie plus résiliente que la nôtre. En France, 80% des PME appartiennent à des familles depuis au moins trois générations, et elles se distinguent surtout de leurs homologues allemands par trois aspects : elles sont moins nombreuses, plus petites et ne disposent que d’un faible rayonnement à l’international.

La start-up nation voulue par le président sortant aurait beaucoup à gagner à faciliter la naissance d’une économie robuste et diversifiée plutôt que de concentrer son attention (et son financement) sur quelques poulains déconnectés du marché.

Entre l’auto-entrepreneur dans son garage et Amazon, il existe un abîme qui ne demande qu’à être comblé par des PME de tailles intermédiaires, robustes et rentables. C’est ce que voulait faire naître, en son temps, le mouvement des lean start-ups, et c’est ce qui fait la solidité de l’économie allemande. Plutôt que de compter les licornes comme une litanie, nos dirigeants pourraient s’en inspirer.

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