▪ En tant que chroniqueur quotidien de la vie des marchés, nous préférons — et de loin — voir les indices boursiers s’envoler (à la stupéfaction générale) que chuter (ce à quoi tout le monde s’attend).
Oui, nous sommes formels, une flambée inopinée — et totalement injustifiable pour qui fait preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle — des actions est infiniment plus distrayante qu’une correction de 2% ou 3%, ne serait-ce que par la teneur des commentaires qui en découlent sur les sites financiers et les forums.
Aucun doute, la hausse des marchés rend les intervenants beaucoup plus intelligents.
Une fois passés en revue les traditionnels mais toujours édifiants « les bears se sont fait déchirer », « cé bull et pis c’est tout », les « if you’re not long, you’re wrong » [« Si t’es pas à l’achat, t’as tort », ndlr.], les « bull, bull, bull, moi j’encaisse un max, oui Monsieur », nous pouvons recenser des perles dignes d’Einstein de la finance. Il y a par exemple « les graphiques indiquent sans le moindre doute possible que le Dow Jones va pulvériser 14 000 pour atteindre 20 000 avant 18 mois ; le CAC 40 ira donc à 5 000 et le Nasdaq nous refera 4 500 ».
Nous n’avons manqué de nous rassasier de « avec des taux aussi bas, les actions ne peuvent que monter et l’or ne peut que baisser (car en détenir n’a aucun sens dans un marché qui grimpe éternellement) ».
Non vraiment, il n’y a aucune chance que Wall Street corrige avec un VIX à 12,5 (son plancher historique) qui prouve que la poursuite de la hausse est certaine à 99,9%. Et puisque ça va monter comme une fusée, le CAC 40 a tout naturellement terminé mardi soir en tête du peloton européen avec un gain de 1,9% (après +2% à 17h29) alors que les indices américains ne gagnaient pas plus de 0,33% en moyenne après deux heures de cotation.
Compte tenu de l’actualité du jour qui tenait sur un timbre-poste (à part la publication du ZEW en Allemagne, montée en épingle afin de disposer d’une vague excuse pour justifier une hausse que personne n’a vu venir), on ne peut qu’être troublé par un tel scénario archi-haussier avec 100% des valeurs du CAC 40 en hausse à la clôture contre à peine 40% à l’ouverture.
▪ Les marchés ont choisi — une fois de plus — d’ignorer les chiffres
Les opérateurs ont fait totalement l’impasse sur des éléments chiffrés très concrets : chute des ventes d’automobiles en janvier, abaissement des prévisions de croissance en France, recul de l’indice NAHB aux Etats-Unis en février. Ils ne se sont focalisés que sur un indice « d’humeur » (le ZEW), complètement subjectif et qui apparaît aussi décorrélé de la réalité économique que les indices boursiers depuis trois mois.
Le baromètre de la confiance des milieux d’affaire en Allemagne est en effet revenu au plus haut depuis avril 2010. Il se positionne sur « tempête de ciel bleu » alors que l’économie était en décroissance au quatrième trimestre (-0,3%) et que la consommation des ménages s’effondre outre-Rhin depuis six semaines (là encore, c’est du concret), de même que la valeur du yen : deux éléments parfaitement négligeables et donc totalement ignorés.
A Wall Street, la petite dégradation de l’indice immobilier NAHB ne semblait guère plomber l’ambiance. « On suit le plan »… lequel consiste à soulever tout doucement (très, très doucement) les grands indices directeurs américains. Cela afin de les ramener au contact de leurs records absolus tout en écrasant la volatilité — ce qui permet d’encaisser la valeur temps et de faire ainsi d’une pierre deux coups.
▪ Le Dow Transport pulvérise tous les records
Mais alors que le Dow Jones (+0,38% à 14 035 points) revient à 0,9% de son zénith historique (ou le S&P 500 à 2,2% du sien à 1 531), l’ascension du Dow Transport (+1,25% à 6 020 points) ressemble à une fuite en avant digne des plus grandes bulles des 30 dernières années : la hausse atteint 14% depuis le 31 décembre et 23% depuis le 16 novembre dernier.
On peine à imaginer quel genre d’amélioration de l’économie américaine pourrait justifier cette flambée. Rappelons que cet indice tutoyait déjà ses records absolus début mars 2012 (vers 5 400 points) lorsque la croissance était anticipée à 3% fin 2012… alors qu’elle s’avère au bout du compte négative de 0,1%.
Jamais, dans toute l’histoire des indices américains, aucun indice n’a inscrit le moindre record annuel, et encore moins historique, avec une croissance sous-jacente à 0% ni avec un PIB anticipé à 2% au cours des 12 prochains mois.
A tous égards, le débordement des 6 000 par le Dow Transport (dont 80% les composantes affichent des PER astronomiques) constitue un phénomène sans précédent.
Il en va de même pour le Russell 2000 (+1% à 932 points ce mardi) : il s’envole de 20% depuis le 16 novembre et de 100 points depuis le 31 décembre (soit +12%).
Chacun de ses précédents sommets avait coïncidé avec un pic de croissance (ainsi hélas qu’une culmination du PIB américain), les opérateurs se fondant sur des perspectives de poursuite du boom économique et de taux de progression des bénéfices à deux chiffres durant plusieurs années.
Nous balayons l’objection de la « conjoncture globale » car le Russell 2000, il ne faut pas l’oublier, ne surfe pas comme le Nasdaq ou le S&P sur des perspectives de croissance mondiale étourdissantes. C’est un indice composé de valeurs moyennes censées refléter prioritairement les conditions internes anticipées sur le sol américain.
Jamais les indices US n’ont connu une telle décorrélation par rapport aux conditions économiques immédiates et futures. Dans de telles conditions, comment éviter de se poser la question suivante : mais qu’est-ce que Wall Street est en train de « pricer » aux niveaux actuels ?
Si on se fie aux marchés obligataires américains, la réponse est : une croissance désespérément lente et fragile.
Pour couronner tout ce qui précède, le VIX (12,3 en clôture hier soir) affiche son plus bas niveau depuis… 80 ans (milieu des années 30). A l’époque, les Etats-Unis connaissaient un taux d’endettement nul, avec des marchés d’actions qui entamaient à peine leur convalescence (les PER étaient loin d’être aussi tendus) — alors qu’ils sont aujourd’hui en apesanteur, comme suspendus en haut de cycle.
Nous réitérons donc la question en guise de conclusion : qu’est-ce que Wall Street est en train de « pricer » aux niveaux actuels ?