Dans ce cas, toutes les crises seraient relativement indépendantes les unes des autres, plutôt que reliées par un fil directeur…
Le terme de « polycrise » a été popularisé par les intellectuels bien-pensants comme Adam Tooze. Il est important que le public et les citoyens en général croient à cette caractérisation. S’ils n’admettaient pas le préfixe « poly », ils considèreraient que la crise est « une », « unique » et que, simplement, elle a des manifestations, des manières d’apparaître et des symptômes différents.
Il faut offrir au public une vision émiettée du monde, un kaléidoscope, afin qu’il ne puisse comprendre ce qui est en jeu. Ce terme de polycrise a pour fonction d’égarer la réflexion, d’obturer l’intelligibilité de ce à quoi nous assistons.
La crise est une. C’est la crise du système dans lequel nous vivons depuis la Seconde Guerre mondiale. Un système qui repose sur les arrangements monétaires autour du dollar et de la prééminence américaine. Il a touché ses limites.
Il joue les prolongations, au prix de dépenses coûteuses, de dysfonctionnements multiples, au prix de la négation de ses propres règles de fonctionnement, et au prix de sa légitimité ; ceci produit une multitude de symptômes qui ont tous la même origine mais qui prennent des apparences différentes.
La solution à tous les problèmes
Ce système est un système de crédit et de création de monnaie progressivement détachés du réel de la production de vraies richesses.
Il a débouché sur une idéologie qui se nomme « inflationnisme » et qui se résume par une croyance : tous les problèmes humains peuvent être résolus par la création de plus de signes monétaires. La monnaie fétiche, équivalent de tous les désirs, a réponse à tout. Tous les problèmes, tous les jugements d’impossible, toutes les contradictions, tous les antagonismes peuvent être « résolus » par la production de plus de monnaie.
Tous les problèmes humains peuvent être résolus dans l’imaginaire de la monnaie, de la finance, de la dette, et du crédit.
Ce système a permis une croissance considérable, le beurre, les canons, les drones… mais – puisque nous sommes en régime capitaliste –, la conséquence de cette expansion a été la constitution d’une masse considérable de capitaux à la fois productifs mais aussi fictifs, constitués par les actions, les obligations, les fonds d’Etat, les retraites-pensions à payer, les promesses de santé, etc.
Sur cette accumulation sont en plus venus se greffer ce que l’on appelle des dérivés, bestioles mathématiques qui sont en quelque sorte les ombres de tous ces actifs réels et fictifs. C’est une pyramide considérable, un colossal échafaudage.
Ce qui s’est passé, c’est que ce système produit un passif considérable, cimenté non par la production de vraies richesses mais par l’appétit pour le jeu spéculatif. C’est ce passif que l’on ne peut plus honorer.
Le système est insolvable, en faillite par excès de passif sur un actif qui croit trop lentement, et par excès de passif sur des flux de valeur ajoutée insuffisants.
Quand l’alerte sonne
L’autre versant de cette présentation, la version grand public, consiste à dire que c’est un système de bulles, les bulles étant soufflées par du vent, par des promesses que l’on ne peut ni renier ni honorer.
Une première alerte a eu lieu en 2007 et 2008 ; elle a montré que le secteur de l’immobilier gonflé par le crédit facile ne pouvait tenir ses promesses, il était devenu insolvable.
Cette alerte a été « interprétée » avantageusement comme une crise des subprime alors que, là aussi, il ne s’agissait que d’apparences, de symptômes. Le symptôme masquait une situation bien plus grave, à savoir le colmatage des tuyaux et des canalisations du système financier international. La crise des subprime était en premier lieu non pas une crise immobilière, comme on l’a fait croire, mais une alerte, qui pointait vers une défaillance majeure et radicale du système.
Jamais le bon diagnostic n’a été fait car, s’il avait été fait, il eut fallu s’interroger sur les fondements, sur les racines du mal, ce que l’on ne voulait surtout pas. On ne voulait pas savoir car, en définitive, au bout des interrogations radicales, on aurait trouvé une réponse peu satisfaisante, à savoir que c’est l’ordre du monde qui était défaillant.
Ce qui est défaillant, c’est le système dans lequel les uns produisent des biens et des richesses que les autres consomment mais ne paient pas sauf… à crédit. Ce qui engendre un déséquilibre croissant entre la masse de réserves (d’épargne) des uns et la masse d’occasions rentables d’investissement offerte par les autres.
Conséquences prévues et imprévues
Le système avait considérablement évolué depuis 1945, mais son mode de fonctionnement était resté centré sur les Etats-Unis. Il y avait développement inégal entre d’un côté le système de 1945 et la réalité économique à laquelle ce système avait donné naissance. Cas classique de développement inégal qui fait ce que l’on appelle la marche de l’Histoire. Le système de 1945 n’était pas adapté ou prévu pour une régression relative aussi importante des Etats-Unis et une montée aussi significative de la Chine et des autres BRICS.
Sourions un peu, ce phénomène n’a bien sûr pas été reconnu comme tel par les Etats-Unis. Non, bien sûr : il a été étiqueté pudiquement comme « excès d’épargne » de ces pays créditeurs que sont la Chine et les autres !
A partir de 2008, diverses évolutions non orthodoxes ont été engagées et en particulier dans le domaine monétaire, afin de colmater les brèches du Titanic et transformer en question de liquidités ses problèmes de solvabilité. Par ailleurs, l’ordre du monde orienté vers la globalisation et la coopération a été interrompu.
Les coopérations se sont fracassées, les rivalités se sont exacerbées, la guerre froide est revenue, puis, avec le Covid et la rupture des chaînes d’approvisionnement, l’inflation des prix des biens et des services a été déclenchée. Mais il faut noter qu’elle était due. Le Covid n’a été qu’un facteur déclenchant… causa proxima.
La rivalité stratégique a laissé la place à la guerre froide, puis tiède, puis à la guerre tout court. En attendant la Grande Guerre, la vraie, tant il est évident que les Etats-Unis ne veulent pas laisser la place… qui ne leur revient plus ni de fait ni de droit.
On peut considérer que tous les événements sont des symptômes indépendants les uns des autres ; c’est ce que les élites occidentales s’efforcent de faire croire, mais, ce faisant, on est incapable de traiter les problèmes et on est condamné à écoper, à boucher les trous, c’est ce que l’on fait.
Chaque trou étant plus gros que le précédent avec des dégâts plus importants, toujours plus profonds et plus vitaux, puisque la pression interne des contradictions du système s’accroît sans arrêt.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]