▪ Bien instruits par le dérapage incontrôlé du 6 mars dernier, les sherpas du marché ne laissent pas la situation partir en vrille derechef. Pas question cette fois de voir le CAC 40 afficher 2% de repli en l’espace de quelques heures comme il y a 15 jours — cela fait fuir les hypothétiques acheteurs.
En réalité, cela fait des semaines que les stratèges tentent de nous convaincre que des cohortes d’investisseurs frustrés par la hausse n’attendent qu’un petit repli des indices pour sauter dans le train (disons le TGV) en marche.
La réalité, c’est que le 6 mars dernier, plus les cours baissaient, moins il y avait d’acheteurs — la preuve par les volumes est indiscutable !
Loin d’apparaître comme une opportunité de ramasser du papier à bon compte, les 4,5% perdus en 48 heures sont apparus comme le signe précurseur d’un renversement de tendance potentiel. Après s’être abstenus de vendre durant 10 longues semaines, beaucoup d’investisseurs ont eu peur d’avoir raté la sortie sans s’être assurés de verrouiller le maximum de plus-values.
Il n’avait fallu que trois jours pour voir le CAC 40 et l’Euro-Stoxx 50 effacer les gains des cinq semaines précédentes, tout risquait d’aller très vite.
Les sherpas s’étaient empressés de colmater les brèches le soir même à Wall Street. En effet, les opérateurs américains avaient été fortement incités à préserver leurs supports techniques court et moyen terme, ce qu’ils firent de bonne grâce. Les indices américains n’avaient pas cédé plus de -1,3% au final.
Confrontés à un bear trap (fausse sortie baissière), les investisseurs européens n’ont pas insisté. Les vendeurs de la veille se sont rachetés dès le lendemain ; ceux qui doutaient de la capacité des indices américains à réintégrer une trajectoire ascendante l’ont fait le surlendemain.
La suite, vous la connaissez : une fuite en avant de neuf séances de hausse consécutives pour l’Euro-Stoxx 50 et l’Eurofirst 80… une véritable première historique.
▪ Une hausse sans connexion avec une quelconque réalité
Beaucoup de gérants applaudissent l’action des banques centrales visant à faire reculer l’aversion au risque et à clouer au mur les vendeurs par le biais d’une hausse somnambulique des indices sans lien avec l’actualité. Ils font (en termes politiquement corrects) l’apologie du gonflement délibéré d’une bulle des cours de Bourse, sans lien avec les profits futurs des entreprises cotées.
C’est la négation même de la notion de marché dont le rôle consiste à pricer librement le risque macro-économique et géopolitique réel, ainsi que les flux de dividendes mesurant le retour sur investissement.
Cela fait trois ans que les banques centrales inondent le système bancaire de liquidités et cela ne débouche même pas sur une détente durable des taux longs. En effet, le rendement des T-Bonds américains à 10 ans renoue avec les 2,35% de début septembre 2011.
Les permabulls s’en réjouissent sans réserve : tout cet argent qui déserte le marché obligataire va venir s’investir sur les actions. Comme il y a sans cesse davantage d’argent dans les tuyaux, la pression haussière va encore s’accélérer au cours des prochains mois.
▪ L’argent fabriqué finira en inflation
Il ne leur vient pas à l’esprit que la promesse de taux zéro jusqu’en 2014 aux Etats-Unis est intenable… ni que l’argent injecté par la Fed — et désormais par la BCE — n’a pas d’existence réelle et a vocation à s’autodétruire sous forme d’inflation.
L’inflation ne leur fait pas peur, bien au contraire : cela renforce leur appétit pour les actions, lesquelles seraient le seul refuge permettant de la neutraliser.
Mais par quel miracle l’inflation viendrait-elle doper la profitabilité des entreprises, hors valeurs minières et parapétrolières ?
L’inflation fera grimper les taux et donc exploser le coût de refinancement d’Etats qui sont déjà quasiment tous insolvables. L’inflation détruira irréversiblement le pouvoir d’achat des ménages puisque les salaires et les retraites subissent la double pression d’un chômage endémique élevé et des mesures d’économies budgétaires visant à rassurer les créanciers.
La hausse des taux renchérira également le coût de portage des positions spéculatives à effet de levier, aussi bien sur les actions que sur les dettes corporate.
La chute du pouvoir d’achat pousse déjà les ménages américains à puiser dans leur épargne. De plus, la pyramide des âges dans les pays développés (Europe, Etats-Unis) comme en Chine implique la montée en puissance d’un papy-boom qui met à mal la capacité de servir les pensions de retraite aussi bien pour les Etats que les institutionnels du secteur privé (assureurs et fonds de pension).
Les flux de trésorerie sont d’ores et déjà négatifs et le phénomène va aller en s’amplifiant. Les organismes gérant notre épargne longue n’ont pas d’autre choix que de vendre des actifs boursiers pour compenser le manque de rémunération offert par les placements obligataires.
En ce qui concerne le rythme du renchérissement des actions, il ne correspond aucunement à celui de la distribution de richesse sous forme de dividendes : nous allons assister à une contraction en 2012… et l’effet de ciseau pourrait s’avérer redoutable avec des taux à 3%.
Vous pouvez pourtant lire et entendre que les actions américaines, revenues proches de leurs niveaux record de l’automne 2007, « ne sont pas chères » en regard de leur rentabilité historique et du fait qu’elles affichent des PER relativement bas.
▪ Sans Apple, le marché américain n’est plus rien
Retirez Apple du panel du Nasdaq 100 (la hausse du titre, c’est plus du tiers des gains de l’indice depuis le 1er janvier) ou IBM et Exxon du Dow Jones et les PER explosent !
Même en rajoutant la distribution de 10 milliards de dollars sous forme de dividende par Apple, le rendement du dollar investi ne dépasse pas 1,5%, ce qui est loin de concurrencer les 2,3% déjà offerts en ce mercredi d’équinoxe par les T-Bonds ou les OAT françaises.
Alors bien sûr, il existe l’espoir de plus-values en capital ! Goldman Sachs nous promet déjà 700 $ avant la fin de l’année. Morgan Stanley envisage 960 $ (notez qu’à ce prix, la capitalisation d’Apple sera équivalente au PIB du Mexique !). Mais imaginez qu’après un départ canon (trois millions d’exemplaires vendus dans 10 pays), l’iPad3 voit le rythme des commandes se ralentir brutalement.
Imaginez que les acheteurs européens ou chinois ne soient pas séduits par la 4G. Rappelons que cette norme de débit (très gourmande en bande passante) n’est pas encore disponible — ou très imparfaitement — dans la plupart des pays concernés.
Imaginez que des concurrents sortent des tablettes 3G beaucoup moins chères et 100% compatibles avec la fonction téléphone — Apple s’y est toujours refusé pour ne pas nuire aux ventes d’iPhone.
Imaginez qu’à force d’inonder le marché, de figurer entre toutes les mains, un iPhone ou un iPad Apple devienne un objet banal qui ne constitue plus un marqueur social déterminant.
Imaginez que le snobisme ne résiste pas à l’effet de masse ! Il y a eu de fameux précédents.
Imaginez que Goldman Sachs se (vous) trompe et que Morgan Stanley parie sur une hausse de 50% du cours (soit 300 milliards de dollars de capitalisation supplémentaire) qui absorberait la totalité de l’argent que les épargnants américains sont capables d’investir dans les actions. Nous supposons que cela représente beaucoup moins que 50 à 80 milliards de dollars à l’heure actuelle.
Mais les marchés n’ont pas besoin (et doivent surtout s’interdire) d’imaginer quoi que ce soit puisque l’horizon de placement — d’après 90% des volumes traités au quotidien — c’est la séance en cours, voire l’expiration des contrats sur indices ou sur la volatilité… si elle a lieu dès le lendemain !