"Le sommet de la technique, c’est de n’avoir plus de technique "
— Bruce Lee
"Incroyable", s’extasiait mon cousin Werther le Trader, les yeux rivés à l’écran de télévision. "Mais où vont-ils chercher tout ça ?"
Nous avions allumé le poste, ce jeudi-là, pour suivre la communication de Jean-Claude T***. Indifférente à la baisse de l’inflation, aux risques pesant sur la croissance, aux multiples pressions des politiques, la Banque centrale européenne venait, une fois encore, de relever ses taux directeurs. Les ministres des Finances ont beau tonner au secret des cabinets ; certaines voix à gauche, vitupérer le triomphe du grand capital ; d’autres voix à droite, déplorer un mépris total de la consommation et des ménages : la BCE (si l’on me passe la métaphore) s’en bat les piliers monétaires.
"Faut-il qu’ils soient sûrs de leur coup, quand même", reprit Werther. "Ces gens-là ne doutent donc jamais ?"
Eh bien, non, ils ne doutent jamais, ces gens-là.
Et je sais bien, moi, d’où ils tirent leur force d’âme peu commune. Mais j’ai juré là-dessus le secret le plus absolu. Aussi n’ai-je rien répondu à Werther. Mais en mon for intérieur, je saluais la mémoire d’un fonctionnaire hors du commun — un pionnier dont on peut dire qu’à lui seul, il a façonné ce noble esprit bancaire européen, qu’incarnent si vivement les décisions de Francfort. Je veux parler du regretté Fulgence de la Motte-Cassis.
Un destin
Fulgence de la Motte-Cassis ! Ce nom, peu connu du grand public, suffit à mouiller l’oeil du plus impassible des banquiers centraux. Il est notre héros, notre sauveur, être prodigieux d’intelligence, d’énergie, de dévouement et d’humanité, dont le labeur acharné, toujours dans l’ombre, a permis de donner à l’Europe que nous chérissons une Banque Centrale digne d’elle.
Rien ne prédisposait ce modeste sous-directeur à devenir l’homme du renouveau. Ses débuts en finance ne brillent pas d’un éclat particulier : tout juste y relève-t-on un épais mémoire sur la comptabilisation des OPCVM monétaires au sein de l’agrégat M3 — travail méritoire, mais qui ne lui valut pas, dans le grand public, la reconnaissance qu’il était en droit d’attendre.
Seulement, voilà : un jour que son Comité d’Entreprise organisait des vacances en Chine, sur un inexplicable coup de tête, Fulgence — qui n’avait jamais voyagé plus loin qu’Arcachon — reprit à la dernière minute le billet d’un collègue terrassé par le zona.
La suite appartient à la légende : la Motte-Cassis, dans ses mémoires, nous en livre une évocation saisissante. C’est d’abord le départ du groupe à l’aube, pour un pique-nique dans les rizières ; les banquiers qui chantent à tue-tête ; la route en lacets… un panda qui traverse à l’improviste, sous les roues du pousse-pousse… et l’accident stupide, dont Fulgence se trouva l’unique rescapé.
Après des jours d’errance parmi les collines de bambous, à demi mort de faim, La Motte-Cassis découvrait le légendaire temple de Sil-Lum, où les moines-financiers Tong perfectionnent, depuis des siècles, la méditation et le kung-fu monétaire, à travers la plus rigoureuse ascèse.
Il prononçait ses voeux le soir même, brûlant ses Weston et son PEA en signe d’humiliation. Durant les neuf années qui suivirent, il fut initié à la méditation des Deux Piliers, à la lévitation des taux, au bris d’inflation à mains nues, à la mystérieuse "prise du poulpe", qui fait rendre gorge au spéculateur. Libéré de Sil-Lum avec le grade de Grand Disciple en Robe Rouge, Fulgence regagna l’Europe ; il y fonda aussitôt une institution unique au monde : l’Académie des Banquiers Centraux.
Alma Mater
Discipline de fer, muscles d’acier, réflexes de foudre, patience de roc et doctrine économique gravée dans le marbre, tels sont les principes de cette école où s’est formée l’élite de la BCE. Les décisions les plus hardies de Jean-Claude T***, les rapports les plus bouleversants qui nous parviennent de Francfort, toutes ces manifestations d’un même projet unique et puissant pour notre devise, c’est à l’ABC qu’on les doit.
Pour les non-initiés, c’est une légende qu’on évoque autour d’un verre, à la fin d’un séminaire de finance.
Pourtant l’école existe ; je puis l’affirmer, moi qui y ai fait mes classes. J’en suis sorti avec le grade honorable de Petit Répétiteur en Short Orange. L’ABC constitue le secret le mieux gardé de la banque européenne — ce qui n’est pas peu dire.
Ce jeudi-là, ayant pris congé de mon cousin Werther le Trader, éprouvai-je une poignante nostalgie pour mon Alma Mater. Depuis combien de temps n’y étais-je pas retourné ? Nos futurs financiers publics y recevaient-ils toujours l’héritage intellectuel de Frère Fulgence ? Dès le lendemain, je m’y rendais par le premier train. J’eus l’immense plaisir de constater que rien n’avait changé, comme nous le verrons dès demain…
Retour aux sources
Passé le grand portail, je découvris, malgré l’heure matinale, une cinquantaine de disciples, rangés en carré sur la pelouse, entre les poteaux dorés et les statues de lions. Ils s’exerçaient au Regard de l’Aigle (cet exercice affreusement difficile consiste à ôter ses lunettes et à les rechausser d’un seul geste : une splendide parade quand un journaliste vous pose une question oiseuse.)
Mon vieux maître Wim Dueng dirigeait la séance. M’ayant reconnu, il clopina vers moi et m’accueillit avec chaleur : "Sois le bienvenu, petit scolopendre. Nos portes seront toujours ouvertes à ceux de nos fils qui cultivent l’amour du Juste Taux". L’émotion me noua la gorge, le gong du souvenir retentit sous mon crâne et je répondis : "Merci, mon maître ; que mille fleurs s’épanouissent sur le chemin escarpé de la Voie".
Tandis que les pratiquants répétaient en cadence le chausser de lunettes, nous discutâmes la dernière intervention de la BCE. "Soyons fiers de notre frère Jean-Claude, disait mon maître. Indifférent aux pressions de toutes sortes, il a réalisé son programme et remonté ses taux directeurs, tout en livrant une conférence aux accents modérés.
– C’est vrai, convins-je. Il a répété que la BCE ne contredirait pas les anticipations des marchés. Ce qui doit signifier, conformément au consensus : encore une hausse d’un quart de point le 7 décembre. Au-delà, tout reste ouvert. Dans l’esprit, cette décision prend, comme toujours, le parti de la stabilité monétaire contre celui de la croissance et de l’emploi…
– Sage parti, approuva Wim Dueng, qui respecte à la lettre l’enseignement de Frère Fulgence : ‘Car la croissance est comme le lotus, que l’aveugle s’échine à arroser, quand le Sage se contente de le regarder pousser’.&
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A cette évocation, les larmes me montèrent aux yeux. "Il est vrai que la BCE ne manque pas d’arguments pour étayer ses anticipations inflationnistes, dis-je. Ainsi la baisse du pétrole, déclenchée cet été, paraît proche de son terme. Mon analyste technique, Egisthe, avait donné la zone des 55 $ comme cible sur le cours du brut léger new-yorkais. On a vu 57,70 $ au plus bas ; un rebond semble maintenant se dessiner sur ce seuil.
– La fameuse figure du Serpent en Colère, repartit mon maître.
– Oui, le sell-off semble comparable à celui qu’on avait enregistré en mai-juin sur d’autres matières premières. L’OPEP vient justement de faire savoir qu’elle entendait réduire sa production. Il y a loin de la déclaration d’intention à l’entente entre les producteurs ; mais l’annonce peut suffire à infléchir les anticipations des opérateurs. Pour Egisthe l’Analyste, l’heure est venue de réduire ses vues baissières et de commencer à bâtir des positions longues sur l’or noir et les entreprises de son secteur."
Wim Dueng, qui m’avait écouté avec une grande attention, se retourna vivement vers un disciple : "La violence irraisonnée ne mène à rien, jeune hérisson ! Les lunettes ne sont pas l’adversaire, car il n’y a pas d’adversaire. Donc, que tes lunettes et toi-même ne fassent plus qu’un : deviens tes lunettes !".
Du pétrole aux hypothèques
L’entraînement s’achevait. Les pratiquants, deux par deux, disparurent dans l’enceinte rouge du temple, pour la leçon de commentaires obscurs. Mon maître m’entraîna vers la grande salle d’Armes ; parvenu devant le seuil, il s’inclina profondément, touchant mes paumes avec la pointe de sa cravate (notre salut d’honneur). Puis il me fit entrer.
Là non plus, rien n’avait changé ; on eût dit que je n’étais parti que la veille. Aux murs pendaient toujours les antiques boucliers, en osier protectionniste, des héros d’autrefois ; les sabres obligataires, les nunchakus convertibles en or et les shuriken à dévaluation étaient tous au complet sur le présentoir. Et aux deux extrémités de la longue pièce se dressaient les deux Piliers Sacrés : celui de la masse monétaire et celui des indicateurs macroéconomiques.
… Avec quelle émotion je retrouvais ces lieux qui avaient façonné ma jeune âme ! Je me recueillis longuement devant chaque pilier.
"Le pétrole n’est pas la seule raison, repris-je. Les bonnes statistiques se succèdent en provenance de la zone euro. Les ventes au détail progressent, attestant une demande intérieure robuste. Les indices de confiance des consommateurs et de l’industrie restent élevés. En France, la production industrielle s’inscrit à la hausse pour le mois d’août. Le chômage progresse très marginalement, sans remettre en cause la tendance à la reprise de l’emploi. Tout cela, aux yeux de Jean-Claude, accroît les risques d’inflation salariale.
– L’inflation salariale, petit scolopendre, n’est plus de mise dans notre économie mondialisée. Comme il est écrit dans le Pavillon des Assedic célestes : ‘Quoi que l’on te donne, il y en aura toujours un pour toucher moins que toi’.
– Vous avez raison, mon maître. Mais l’Europe ne s’est pas encore convertie à cette ancestrale sagesse : surtout pas après les profits qu’ont dégagés nos entreprises l’année dernière… On conçoit donc l’inquiétude de notre frère Jean-Claude.
– On la conçoit d’autant mieux que la croissance de l’agrégat M3 — et Wim Dueng s’inclina devant le premier Pilier — s’est chiffrée pour le mois d’août à 9,5%… Soit 15,2% en glissement annuel… Alors que la marge mensuelle consentie par Francfort n’est que de 4,5% !"
Tout en parlant, mon maître s’était approché du présentoir. Il y choisit un sabre obligataire à large lame, au coupon merveilleusement damasquiné, qu’il me remit non sans avoir d’abord touché mes paumes avec la pointe de sa cravate (notre salut d’honneur). Lui-même, il se contenta d’une simple canne, en bambou de futures.
"En garde, petit scolopendre.
– … Mais je crois que la vraie raison, lançai-je en adoptant la posture de la Carpe aux Aguets, c’est la croissance effrénée du marché immobilier. Les hommes de Francfort y voient une menace pour la stabilité des prix ; et le plus curieux, c’est que la Fed, confrontée à un phénomène similaire, s’inquiète pour la croissance… Ngyah !"
Avec une vivacité surprenante pour son grand âge, Wim Dueng avait bondi jusqu’aux poutres du plafond, d’où il fondait maintenant sur ma devise, la canne en avant, dans la position canonique de l’attaque spéculative. La fluidité de l’enchaînement me laissa sans voix. Il me fallut tous mes réflexes, encore affûtés par ces années lointaines de pratique à la salle d’Armes, pour contrer son coup avec le plat de mon sabre obligataire.
"… Chi !
– Hayah !
– Souviens-toi, petit scolopendre, reprit mon maître d’une voix parfaitement maîtrisée, que l’Europe et les USA n’en sont pas au même stade de leur cycle monétaire. Comme l’a dit Frère Fulgence, ‘Ce qui a monté descendra ; et ce qui est descendu montera’. L’immobilier se dégonfle outre-Atlantique ; chez nous, il caracole vers les sommets.
– Ika !
– … To !"
M’étant rétabli par le Saut du Singe, j’enchaînai sans heurt la formidable parade de la Grue Infertile, stérilisant mes devises et contraignant mon vieux maître à reculer. Je sentis mon assurance revenir.
"Ka !
– Oto !
– … Le bilan de mon analyste demeure baissier, repris-je, dans la continuité du profond repli déclenché par l’indice au printemps dernier. Le diagnostic d’Egisthe l’Analyste concernant le marché de l’immobilier américain est donc baissier sur un horizon de quelques mois — sans que rien ne milite non plus pour un effondrement brutal du marché. Reste à savoir si ces enjeux pourraient se retrouver dans le cas européen…"
La canne et le sabre
Tout en parlant, j’avais engagé un prudent redressement de taux directeurs ; mais mon offensive était trop lisible : Wim Dueng n’eut aucun mal à la déjouer, par une simple vente d’euros à découvert — précise comme une épure. Une fois encore, la canne et le sabre s’entrechoquèrent.
"Ni les enjeux ni les structures de marché ne s’apparentent, affirma Wim Dueng. Notre immobilier est tenu par de vieux riches qui ont placé toutes leurs économies dans la pierre plutôt que de les perdre sur d’improbables dot.coms, se souciant d’abord de faire grimper les loyers et de louer, si possible, en meublé. Le leur est tenu par de jeunes pauvres qui vivent, à crédit, sur leurs hypothèques à taux variables. Si bien que, quand le marché du logement vacille aux USA, le niveau de vie plonge ; la consommation est menacée. Chez nous, c’est le contraire : l’immobilier qui flambe, ce sont nos jeunes ménages (enfin, ce qu’il en reste, dans nos pays vieillissants) qui se saignent aux quatre veines afin de loger leur
rare progéniture, cédant l’essentiel de leurs revenus aux vieux riches — lesquels s’empresseront de les soustraire au circuit économique.
– Mata !
– … Mo !"
"En sorte, dis-je, que lutter contre l’inflation immobilière, c’est à la fois étouffer dans l’oeuf une bulle à l’américaine et préserver les revenus… Donc la consommation dans la zone euro ?
– Précisément, petit scolopendre. Souhaitons que notre Frère Jean-Claude y parvienne… Sans menacer une croissance encore timide de ce côté de l’Atlantique."
Wim Dueng baissa sa garde et s’inclina devant moi — avec toucher de cravate, selon le code exigeant de notre salut d’honneur ; j’agis de même. Il ne fit aucun commentaire sur ma prestation — mais j’ai bien senti, cher Journal, que je n’avais pas tout à fait perdu la main.