La Chronique Agora

Sept ans de malheur et Pearl Harbor financier

** Peut-on reprocher à un milliardaire de 78 ans de ne pas pouvoir résister au plaisir d’être interviewé de très bon matin par une ravissante présentatrice de CNBC n’ayant rien à voir avec de jeunes journalistes décoratives qui lisent leur fiches ou suivent le défilement du prompteur pendant qu’elles passent à l’antenne ?

Pour que vous visualisiez bien la scène, imaginez-vous Warren Buffett assis devant Jennifer Aniston avec 10 ans de moins (et en plus jolie) et qui sait parfaitement de quoi elle parle lorsqu’il est question d’investissements et d’économie — le monde est décidément trop injuste.

Tout ce que l’Amérique compte de traders, gérants, analystes et boursicoteurs obsessionnels avaient réglé les réveils matin sur 5h (heure des Etats-Unis, compte tenu du passage à l’horaire d’été) afin de ne pas manquer une miette des dernières réflexions sur l’économie et l’avenir des Etats-Unis du sage d’Omaha.

Nous imaginons que la plupart de nos lecteurs ont déjà pris connaissance des meilleurs extraits de son intervention et certaines figures de rhétorique qu’il a utilisées sont appelées à faire florès.

Warren Buffett a déclaré que l’économie américaine vient de tomber "du haut de la falaise" — nous aurions préféré du sommet du Grand Canyon, que le pire des scénarios (celui auquel il refusait de croire) s’est matérialisé et que tous les signaux économiques sont interprétés comme les prémices de l’apocalypse. Il n’a pas non plus oublié d’égratigner la campagne d’obstruction de la minorité républicaine aux plans de relance de l’administration Obama.

Mais il n’oublie pas de préciser que la communication du gouvernement lui paraît un peu "brouillonne" — pour ne pas dire embrouillée. Wall Street a immédiatement pensé que ce discret reproche s’adresse à Tim Geithner, l’ex-pyromane devenu chef des pompiers comme l’indiquait Bill Bonner dans sa chronique de lundi.

** Il se dit souvent dans les salles de marché que l’effondrement de Wall Street depuis le 20 janvier dernier pourrait être interprété comme un signe de défiance envers le secrétaire au Trésor — pas question d’incriminer le Président, au firmament dans les sondages. De nombreux financiers expriment même ouvertement leur préférence pour Paul Volcker, le prédécesseur d’Alan Greenspan. Ce vétéran des hautes sphères ne saurait être soupçonné de vouloir faire tourner la planche à billets afin d’effacer la dette américaine par l’inflation…

Imaginez la jubilation — contenue — de J.-C. Trichet si l’ex-patron de la Fed remplaçait au pied levé un Tim Geithner qui aurait renoncé à sa charge pour raison de santé (des marchés financiers) ou tout autre motif lui permettant de ne pas perdre la face.

Wall Street a vite oublié le coup de chapeau de 6,6% des indices américains lorsque le nom de Tim Geithner a été évoqué le 13 novembre dernier pour succéder à Henry Paulson. Warren Buffett figurait encore sur la liste des favoris, y compris celle des républicains avant leur nette défaite survenue la semaine précédente.

Le milliardaire aura surtout frappé les esprits hier matin en affirmant qu’après le Pearl Harbor de la bulle du crédit, il faut reconstruire une marine (un système financier) et remettre à plus tard le débat sur les responsables du désastre.

** Warren Buffett avait reconnu deux semaines auparavant qu’il avait perdu beaucoup d’argent en investissant dans Conoco-Phillips et en se repositionnant trop tôt sur les valeurs bancaires ou sur General Electric. Mais ce n’est qu’après coup qu’on réalise que toutes les références ont volé en éclats.

Voilà une notion, la perte des repères, qui mérite que l’on s’y arrête au moment où de plus en plus d’articles de presse et de débats radiophoniques ou télévisés ont pour thématique la question suivante: "a-t-on touché le fond ?" ou "comment détecter les signes précurseurs d’un retournement ?"

Parmi les signes les plus attendus, il pourrait se produire une capitulation de 10% en 48 heures semblable à celle qui avait précédé les rebonds des 13 octobre et 21 novembre 2008. Ou encore une chute de 12% comme lors des trois séances des 27, 28 et 31 août 2008.

Franchement, si vous espérez un retournement à la hausse un tant soit peu durable des marchés, n’espérez surtout pas ce genre de scénario. Dans les trois exemples que nous venons de mentionner, les indices américains sont systématiquement revenus à la case départ dans les 30 jours qui ont suivi. Ils sont même allés plus bas à deux reprises l’an passé.

Une autre hypothèse serait que la mise en redressement judiciaire de General Motors ou de Chrysler crève l’abcès — Bill Bonner ne serait pas contre ce genre de solution.

Nouriel Roubini réaffirmait hier que la meilleure solution pour stabiliser le système bancaire serait une nationalisation temporaire des banques en difficulté — des banques zombies pour reprendre une de ses expressions favorites.

Des voix se sont aussitôt élevées depuis Orlando où se tenait l’un des plus grands rassemblements annuels de gérants de fonds internationaux. Elles ont expliqué que les Etats-Unis ne sont pas le pays des nationalisations — un vrai scoop ! — et qu’il n’y a rien d’aussi interminable que le provisoire lorsque les fonctionnaires s’en mêlent. Ce n’est que l’opinion de l’économiste en chef d’une banque américaine dont nous n’avons pas retenu le nom… mais qui résumait assez bien l’état d’esprit général et dont le bagou a eu le don de nous distraire.

** Un autre signe précurseur de rebond serait le test des 2 000 $ (oui, 2 000 $) par l’once d’or. Cet événement indiquerait que le summum du stress a été atteint par les marchés. Cela arrivera peut-être, et même à coup sûr selon nombre de chroniqueurs qui vous sont familiers parmi les correspondants de la Chronique Agora, mais pas tout de suite !

Nous osons à peine imaginer le genre de catastrophe nécessaire pour que le métal précieux double au cours des prochaines semaines, abrégeant la souffrance des investisseurs qui n’en peuvent plus de voir les indices boursiers aligner des séries de 45 séances de repli — dont seulement sept de rebond et trois de stagnation — comme l’année 2009 nous en propose.

Si nous devions miser sur quelques indicateurs "maison", nous regarderions du côté des volumes. Leur effondrement pourrait traduire un renoncement des vendeurs, ou la fin des liquidations à tout prix face à des acheteurs qui prennent la fuite dès qu’un carnet d’ordre se garnit de quelques lignes à la vente — et ce même si l’entreprise considérée offre un rendement canon, présente un business model en béton et des revenus garantis par des centaines de millions.

Maintenant que les opportunités d’achat à bas prix n’ont jamais été aussi nombreuses, la peur de payer trop cher paralyse toutes les initiatives. Les abstentionnistes évoquent tout de suite l’argument d’une poursuite de la dégradation des bilans des banques, de l’effondrement continu des marges, du manque absolu de visibilité, de la chute des profits calquée sur le rythme 2008/2009.

C’est ce dernier point qui nous intrigue le plus. Nous entendons parfaitement ceux qui invoquent leur peur de l’avenir. Après tout, nous aussi nous avons peur de la peste et du choléra, des fuites radioactives, des tremblements de terre, des attentats pâtissiers (ou entartages à la Noël Gaudin), de voir nos dirigeants prendre au sérieux les dernières prédictions économiques d’Alain Minc, de la diffusion dans les supermarchés du prochain best-of de Mireille Matthieu, de ne pas disposer de la bonne pièce de monnaie pour accéder aux toilettes sur les vols de certaines compagnies low cost… Mais en ce qui concerne la valeur des entreprises cotées, nous sommes à peu près certain que leur valeur boursière intègre déjà sept ans de malheur.

A la question de savoir qui a brisé le miroir et comment s’achèvera le film des événements actuels, il faut s’appeler Agatha Christie pour concocter une réponse appropriée. En attendant, chacun pense tenir son coupable mais personne ne veut miser un cent avant le coup de théâtre final.

** Au fait, avez-vous remarqué, cher lecteur, que nous n’avons même pas évoqué le quatorzième repli du Nasdaq (-1,5% lundi soir) sur une série de 16 séances, ni le basculement du CAC 40 sous les 2 500 points — avant d’en terminer juste au-dessus des planchers de mai/juin 1997 — ?

C’est un peu comme si ces scores devenaient trop abstraits pour que nous fassions comme si nous les prenions au sérieux !

Philippe Béchade,
Paris

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