Alors que les indices européens stagnent, Wall Street caracole de record en record. Cette euphorie s’appuie en partie sur le retour des SPAC, ces véhicules d’investissement à la réputation sulfureuse. Faut-il y voir le signe avant-coureur d’une correction ?
Alors que les marchés européens restent sous leurs plus-hauts de cet hiver, l’ambiance est à l’euphorie à Wall Street. La semaine passée, le S&P 500 s’est octroyé un nouveau record historique, terminant la séance du 28 août au-dessus des 6 500 points.
Le contraste est saisissant entre un EuroStoxx 50 qui évolue toujours à -3,3 % de sa valeur de mi-février, tandis que l’indice phare américain gagne, sur la même période, près de 6,4 %. La surperformance des plus grandes entreprises de Wall Street sur les valeurs européennes s’approche ainsi des 10 points de pourcentage en moins de sept mois.
Ces deux trajectoires diamétralement opposées créent une sensation de richesse bien différente des deux côtés de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, les investisseurs passifs voient leur performance dépasser les +10 % depuis le 1er janvier, et même s’approcher des +15 % sur douze mois glissants. Ils se sentent naturellement bien plus riches que leurs homologues français, qui doivent se contenter d’un modeste +0,75 % sur un an pour le CAC 40 – au point d’adopter des comportements habituellement constatés juste avant les retournements de marché.
Une hausse des prix injustifiée financée par le crédit
Cette hausse des valeurs américaines ne s’est pas faite pour des raisons fondamentales. Si les 500 plus grandes entreprises américaines coûtent aujourd’hui 15 % plus cher qu’il y a un an, ce n’est pas grâce à l’amélioration de leurs bénéfices présents ou à venir, mais parce que le marché les valorise sur la base de multiples plus importants.
Alors qu’il fallait en moyenne débourser 27,7 fois les bénéfices annuels pour s’offrir les actions du S&P 500 au 1er septembre 2024, le ratio est aujourd’hui de 30. Les actionnaires paient donc, toutes choses égales par ailleurs, leurs actions 8,3 % plus chères qu’il y a un an.
Or le contexte macroéconomique est loin de s’être amélioré sur les douze derniers mois. Les va-et-vient géopolitiques de la nouvelle administration fragilisent les échanges internationaux, et l’on ne compte plus les entreprises américaines qui annoncent avoir perdu toute visibilité sur leur chaîne de valeur internationale (tant pour leurs approvisionnements que pour leurs propres exportations).
Même les fameux droits de douane, s’ils peuvent avoir pour effet de rapatrier de la production manufacturière sur le territoire étasunien, restent avant tout une gigantesque taxation de la consommation des citoyens américains. L’administration se félicite d’avoir atteint, au mois d’août, un niveau de nouvelles taxes représentant 360 milliards de dollars supplémentaires en année pleine. Une somme colossale qui sera prise, selon les calculs des grandes banques d’affaires, à 75 % dans la poche des consommateurs locaux.
Là encore, l’effet vertueux de cette taxation massive sur l’équilibre budgétaire fédéral ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’une mesure profondément déflationniste qui va nuire aux entreprises, leurs clients ayant perdu, sur un an, l’équivalent de 270 milliards de dollars de pouvoir d’achat.
Pourtant, les boursicoteurs américains restent optimistes envers et contre tout.
La hausse des indices évoquée plus haut s’accompagne d’un recours toujours plus massif à l’endettement. Le néo-courtier Robinhood, qui a connu ses lettres de noblesse pendant la pandémie lorsque les salariés assignés à domicile ont trompé l’ennui en se convertissant au trading, annonce que ses clients n’ont jamais autant acheté de titres à crédit.
A la fin du deuxième trimestre 2025, son compte de marge (qui représente la somme des crédits accordés aux clients) a atteint le niveau historique de 9,5 milliards de dollars. Il s’agit d’un quasi-doublement sur un an (+90 %).
Or le recours croissant à la marge est un signal fort d’excès d’optimisme des intervenants. Lorsque les particuliers se mettent à acheter des actions avec de l’argent qu’ils n’ont pas, c’est que la possibilité que les actions cessent de monter n’est même plus considérée.
Plus inquiétant encore, nous voyons revenir à Wall Street une tendance qui avait été délaissée lors de la dernière phase de baisse des marchés : les introductions en Bourse de SPAC.
Le grand retour de la confiance aveugle
En soi, le principe des SPAC n’est pas mauvais. Accélérer l’arrivée en Bourse des entreprises non cotées fluidifie le marché et multiplie les opportunités. D’aucuns pourraient même dire que les contraintes réglementaires lors des IPO ont atteint un tel niveau que prendre quelques raccourcis administratifs n’est pas forcément néfaste, même pour les épargnants.
Mais les SPAC ont un problème fondamental : elles ne peuvent voir le jour qu’en trouvant des investisseurs insensibles au risque.
Pour qu’une SPAC puisse acheter sa cible, elle doit disposer en avance des liquidités nécessaires. Cela signifie que les épargnants doivent confier à la SPAC de l’argent sans même savoir comment il va être utilisé. Lors de leur levée de fonds, ces véhicules (qui, par définition, ne savent pas encore dans quoi ils vont investir) ne peuvent donc proposer que de spéculer sur la capacité de leur équipe dirigeante à dénicher de bonnes affaires.
L’engouement des investisseurs pour les SPAC est donc un excellent baromètre de l’état d’esprit de Wall Street. Il n’y a que lors des périodes d’euphorie que les investisseurs acceptent de faire des chèques en blanc.
Wall Street aurait-elle déjà oublié les excès des années-COVID ?
Le grand retour de Chamath Palihapitiya, surnommé « le roi des SPAC » au début des années 2020, a de quoi nous inquiéter.
L’entrepreneur, qui promet de nouveau monts et merveilles, a pourtant dégagé une performance calamiteuse lors de la première bulle des SPAC. Sur les dix grands véhicules qu’il avait créés à l’époque, seuls six ont réussi à déployer leur capital. Et, selon le décompte de Segler Consulting, cinq sur six ont vu leur valeur boursière s’effondrer de 70 % à 98 % depuis la date du rachat de leur cible.
Ironie de l’histoire, les investisseurs à avoir fait confiance à Palihapitiya les plus chanceux sont ceux qui avaient financé les SPAC qui n’ont jamais réussi à arriver au bout du processus d’investissement, et ont finalement rendu leur argent aux actionnaires.
En cette fin d’été, Chamath Palihapitiya revient sur le devant de la scène avec le lancement d’American Exceptionalism (AEXA). Doté de 300 M$, le nouveau véhicule cherchera à investir dans « l’intelligence artificielle, les fintech ou l’énergie ». Des domaines qui comptent déjà parmi les plus prisés et les mieux capitalisés, donc les plus susceptibles d’être surévalués.
L’arrivée d’American Exceptionalism sur le marché sera un indicateur précieux de l’état d’optimisme des intervenants.
A défaut d’essuyer un scepticisme mérité au vu des performances passées des SPAC en général, et de celles de Palihapitiya en particulier, il faudra considérer que les marchés financiers américains sont entrés dans la dernière phase d’euphorie de la bulle – celle-là même qui précède souvent les retournements de tendance.