Durant notre randonnée à cheval, nous étions tombés sur de curieux monuments de pierre…
« Les Incas vivaient ici », a expliqué Jorge. « On peut voir leur aqueduc, là-haut sur la montagne. Ils l’utilisaient pour irriguer tous ces champs ».
« Inca » est le terme utilisé par ici pour désigner tous les peuples de la région avant l’arrivée des Espagnols. Selon les archéologues, les Incas avaient des avant-postes ici — mais l’on était quand même à l’extrême sud de l’empire inca. Le peuple local — connu sur le nom de Diaguitas — vivait dans ces vallées des milliers d’années avant la conquête inca du 13ème ou 14ème siècle.
En tout cas, quelle que soit la population qui l’a construit, le système d’irrigation était plus étendu qu’il ne l’est aujourd’hui. Le ranch utilise encore bon nombre des pistes et fossés d’irrigations développés par les indigènes bien avant l’arrivée des Espagnols, mais ils sont situés plus bas et sont moins impressionnants technologiquement parlant. Les aqueducs abandonnés que nous avions sous les yeux exigeraient bien plus d’entretien, de main-d’oeuvre et de savoir-faire que nous ne le tenterions aujourd’hui.
Et pourquoi se sont-ils donné tant de peine ? Pourquoi ne pas installer leurs champs plus bas dans la vallée, où nous cultivons encore aujourd’hui ? Personne ne le sait.
Nous sommes parvenus à une propriété abandonnée.
« Des gens vivaient ici autrefois… mais c’était il y a longtemps. Quand j’étais un petit garçon, il y avait des gens ici. Depuis, c’est tombé en friche ».
Il y avait les restes d’une ferme de pierre semblable à celle dans laquelle nous venions de passer la nuit. Plusieurs autres bâtiments — notamment un four en forme de ruche — étaient encore intacts, mais sans toits. Partout se trouvaient des fragments de poterie et les terrasses construites par les Indiens il y a longtemps.
▪ Les choses changent…
« Que s’est-il passé ? Pourquoi est-ce que ça a été abandonné ? » avons-nous demandé.
« Il y a probablement eu quelques années sèches. Les gens d’ici ont probablement emménagé plus bas. Ici, c’est simplement trop haut. Trop sec. C’est pour cette raison que cette piste n’est plus utilisée. Autrefois, elle l’était tout le temps. Les gens de Pucarilla avaient du bétail à Compuel. Ils échangeaient leurs oignons et leurs maïs contre des chèvres et de la laine. Croyez-le ou non, il y avait beaucoup de circulation par ici… à pied et à dos de mulet ».
Jorge a souri.
« Mais ça, c’était il y a des années. Les choses changent. Les gens d’aujourd’hui ne veulent plus travailler aussi dur qu’autrefois. La vie ici est difficile. A présent, ils peuvent aller à Molinos ou Cafayate ».
« Les deux pires choses qui soient arrivées dans la région sont l’électricité et les allocations familiales. Le gouvernement est venu et a installé le photovoltaïque dans toutes les habitations rurales. C’est pour ça qu’on voit des panneaux solaires sur ces maisons au milieu de nulle part. C’est le gouvernement qui l’a fait. Nous n’avons pas la télévision, en haut, mais les habitants du coin ont des DVD, de sorte qu’ils peuvent voir des films et des émissions. Ils découvrent d’autres manières de vivre. Ils veulent des choses différentes. Ils ne veulent pas passer leur existence coupés de cette vie qu’ils voient à la télé ».
« Tenir un troupeau de chèvres, de lamas ou de bétail dans les montagnes, c’est beaucoup de travail. Il faut s’en occuper tous les jours, sans quoi le puma les mangera. Ensuite, il faut traire les chèvres pour faire du fromage… filer la laine pour faire des pulls… et ainsi de suite. Les gens des montagnes cultivaient autrefois toute leur nourriture, ou faisaient du troc ».
« Mais j’ai bien peur que tout ça ne soit bientôt plus que du passé. Vous savez, si on regarde comment je vivais quand j’étais enfant… et la manière dont la plupart des locaux vivent aujourd’hui… ce n’est guère différent de la manière dont nos ancêtres vivaient il y a des milliers d’années. Nous élevons des animaux. Nous cultivons nos champs. Nous vivons de ce que nous produisons nous-mêmes. Nous arrosons nos cultures en utilisant le même aqueduc… et nous empruntons les mêmes sentiers ».
« A présent, cette vie commence à disparaître. Natalio, Nolberto et Pedro — qui travaillent pour nous — ont tous à peu près mon âge. Ils ont l’habitude de travailler dur. Ils ont grandi dans les mêmes conditions que moi. Ils n’imaginent pas ne pas travailler dur ».
« Mais leurs enfants sont différents. Ils regardent la télévision. Ils ne veulent pas rester ici. C’est pour ça que j’ai Christian et Pablo qui travaillent pour moi, et non Alejo et Bartolomo. Christian et Pablo viennent de familles de la montagne. Ils savent travailler. La famille de Christian vit à Atacamara… c’est à 4 000 mètres. La vie là-bas est très difficile ».
« Bartolomo est parti pour Cordova. Je ne sais pas où est Alejo. Ils savent qu’ils peuvent aller en ville et trouver un emploi ou recevoir de l’argent du gouvernement. Et peut-être avoir une camionnette, plutôt qu’une mule. Ils savent qu’ils n’ont pas à travailler si dur. Ils peuvent travailler huit heures par semaine… et regarder la télévision. Ou ne pas travailler du tout ».
« L’électricité et les allocations sont en train de ruiner le pays ».
« Cette vie… cette vie dans ces montagnes, telle qu’elle a été pendant des milliers d’années peut-être… est en train de disparaître. Dans quelques années, seules quelques vieillards se rappelleront comment faire un poncho à partir de laine vierge… comment récolter des herbes dans les montagnes pour faire du thé… ou comment fabriquer leur propre fromage et moudre leur propre grain ».
« Vous savez ce que signifie vraiment Qualfin, le nom de cette région ? Cela signifie ‘la fin de la route’ ou ‘l’endroit tout au bout’. C’est là que nous sommes. Au bout de la route. J’ai 62 ans. Dans quelques années, je prendrai ma retraite. Nolberto, Natalio et Pedro aussi. Ensuite, une nouvelle génération prendra le relais. Ce sera très différent ».