La Chronique Agora

Quand Wall Street nous plonge au coeur du jardin des 15 pierres

** Wall Street entame la troisième semaine du mois de juin par un faux pas de -2,3% (et -3% à mi-séance), le plus spectaculaire depuis un mois. Si bien que certains traders ou gérants s’interrogent sur la capacité du Nasdaq à inscrire une cinquième hausse hebdomadaire consécutive, laquelle constituerait la 14ème sur une série de 15.

La question (objet d’un bref débat entre gérants actions sur CNBC) se trouvait résumée par cette brève formule : "Nasdaq : 14 sur 15 ?"

Voilà une interrogation qui nous invite à méditer sur la symbolique du célèbre jardin de pierre du temple bouddhiste Ryôan-ji de Kyoto. Ce jardin zen, qui date du 15ème siècle, propose au visiteur une interprétation du monde : il est principalement constitué d’un lit de fins graviers blancs (symbolisant l’océan), soigneusement ratissés (voici les vagues), au sein duquel ont été disposées 15 roches basaltiques (les îles) entourées de mousse (la forêt, la nature, les terres cultivées).
 
Ces îles sont réparties en cinq groupes comportant de deux à cinq pierres savamment disposées, de telle sorte qu’il ne soit possible de n’en dénombrer que 14 à la fois, quel que soit l’endroit où se trouve un observateur qui prend le soin d’accomplir le tour complet de ce chef-d’oeuvre.

Cela signifie que l’individu ne peut embrasser la totalité du réel qu’en s’y intégrant, non en demeurant un observateur passif, condamné à se laisse abuser par les apparences.

Certaines pierres sont même dissimulées au regard par des lanternes, également en pierre, censées apporter un éclairage symbolique à l’ensemble — mais il n’existe pas de source de lumière conçue par l’esprit de l’homme qui n’engendre également ses propres zones d’ombre.
 
Revenons-en au chiffre 14 : il correspond au nombre de jours moyen des phases ascendantes et descendantes de la lune… mais il faut bien y rajouter le 15 pour que le calcul du cycle — du point de vue d’un astronome vivant sur terre — rende compte de sa durée apparente, qui est de 29 jours, 12 heures et 44 minutes.

Le Nasdaq vient d’aligner 13 semaines de hausse, plus une de consolidation (du 11 au 15 mai). Chacun peut donc affirmer sans risque d’être démenti que le cycle ascendant se compose de 14 éléments successifs parfaitement identifiables… et qu’il faudra patienter quatre séances de plus pour qu’un éventuel rebond permette d’atteindre le total sans précédent de 14 sur 15.

** Mais la plupart des pierres blanches hebdomadaires que les optimistes ont mises sur le compte d’une reprise ressentie ou anticipée — plutôt que constatée — dissimulait une 15ème pierre sur laquelle est gravée la courbe de l’activité du marché. Et là, mauvaise surprise : la progression des indices européens et américains s’accompagne depuis six semaines d’une spectaculaire contraction des volumes traités au quotidien.

Non seulement le chiffre d’affaires sur les marchés d’actions ne progresse pas, mais il a fondu de plus de 25% à Paris en six semaines et de 50% sur le Dow Jones depuis le 23 mars dernier. Sur l’indice US, il est ainsi passé de 550 millions de titres échangés à moins de 225 millions en cette mi-juin (et les indices boursiers ont commencé à décrocher le 15 : décidément, ce chiffre nous poursuit !).

Franchement, une hausse de 35% à 40% des indices américains ou européens accompagnée d’une décrue symétrique des volumes d’échanges (voir pire sur le Dow), c’est une singularité qui va donner du grain à moudre aux analystes techniques. Elle va aussi fournir un intéressant sujet de thèse pour des candidats à un prix Nobel d’économie consacré à la "Très Grande Crise" de 2007/2012.

Ce qui ne vas pas contribuer à vous rassurer, c’est que des marchés qui deviennent plus étroits à mesure que les cours remontent, ce n’est pas un phénomène sans précédent… mais cela n’a été observé qu’à l’occasion de rebonds qui se sont très mal terminés : en octobre 2001, août et novembre 2002 puis au printemps 2008.

** Chacun perçoit bien l’incongruité d’un discours vantant le retour en force des investisseurs, inspirés par une foi inébranlable dans un avenir économique radieux alors que les achats nets de titres se réduisent au même rythme que le VIX, le baromètre de l’aversion au risque. En d’autres termes, plus les gérants afficheraient leur confiance, plus les stocks de liquidités disponibles se gonfleraient (grâce aux injections massives des banques centrales dans le système financier), moins ils ramasseraient de papier.

Il y a visiblement quelque chose qui ne colle pas… Même en supposant qu’ils aient eu l’audace de profiter de cours extrêmement bas du 19 janvier au 9 mars, le seul principe de la rotation sectorielle au sein des portefeuilles (pour optimiser le benchmark) devrait générer un chiffre d’affaires global stable puisque la valeur des actifs négociés a augmenté au fil des semaines.
 
Revendez à 25 euros vos 100 titres Arcelor-Mittal achetés 15 euros pour reprendre 50 LVMH à 45 euros puis cédez-les à 60 euros pour acheter 30 Trackers Bear CAC 40 à 100 euros : vous constatez que sans beaucoup faire "tourner" vos positions, vous avez doublé le montant de vos cessions sans avoir injecté un seul euro de plus dans le marché.

** Après plusieurs semaines de vaches maigres, les volumes se sont soudain étoffés ce lundi 15 juin alors que les places boursières occidentales ont subi leur plus lourde correction (-3,1% en moyenne, -3,2% à Paris, -3,5% à Francfort) depuis le 20 mars dernier. Le mois de juin cesse ainsi d’être positif puisque Paris perd 1,7% depuis le 29 mai dernier.

Le repli semblait moins violent à Wall Street (-2,3% en clôture) qu’en Europe alors que Barack Obama expliquait à la presse qu’à moins d’une réforme profonde et urgente du système de santé, les Etats-Unis vont se retrouver au bord de la banqueroute.

Pour ne rien arranger, l’indice sectoriel NAHB-Wells Fargo (baromètre du marché immobilier) ressortait en baisse, à 15 contre 16 — au lieu d’une hausse anticipée à 17 au mois de juin, ce qui infirme l’hypothèse d’une embellie durable après la bonne surprise du mois de mai.

Les opérateurs invoquaient l’absence d’unanimité au sujet des grands axes de gestion de la crise au sein du G8 ce week-end ainsi que la publication d’un indice Empire State décevant… mais ce serait oublier un peu vite que les places européennes chutaient déjà de 1,5% à 2% dès les premiers échanges, dans le sillage de places asiatiques ayant cédé jusqu’à 3% tôt ce matin.

L’indice de la Fed mesurant l’évolution de l’activité manufacturière dans la région de New York s’est détérioré en juin. Le baromètre en question est redescendu à -9,4 ce mois-ci, contre -4,6 au mois de mai. Il était ressorti à -14,7 en avril. Beaucoup d’analystes jugeaient que la remontée de l’indice au mois de mai était précaire… et c’est effectivement le cas.

Non, décidément, nous ne croyons pas au scénario d’une 14ème semaine de hausse sur une série de 15… Parce que la 15ème pierre (à peine) cachée sur laquelle ont trébuché les marchés, c’est le remboursement par anticipations des 68 milliards de dollars empruntés au TARP par les banques.

Ceci a été rendu possible grâce à une succession sans précédent de levées de fonds sous forme d’émissions obligataires, de cessions d’ABS (asset backed securities, titres adossés à des crédits mobiliers) et d’augmentations de capital souscrites dans une ambiance presque aussi zen qu’un lever de soleil sur un jardin de pierre au pied du mont Fuji.

Mais devinez qui va se faire ratisser !

Philippe Béchade,
Paris

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