Une crise des marchés financiers est déjà un événement douloureux en soi… mais il ne faut pas oublier qu’elle provoque aussi des dégâts collatéraux, à surveiller de près.
Après avoir montré dans les articles précédents que la situation actuelle était plus qu’une crise financière et que les ventes et liquidations forcées d’actifs accentuaient la panique boursière, nous abordons dans ce dernier article les risques de dégâts collatéraux sur les marchés financiers à moyen terme.
Dans une crise des marchés financiers (quelle qu’en soit l’origine), il faut intégrer trois éléments très forts :
Premièrement, un marché boursier baissier (bear market) n’a jamais offert un parcours de baisse linéaire et unidirectionnel. Ceux qui ont une expérience des crises financières connaissent la formule pas très jolie pour qualifier les rebonds avortés dans des marchés baissiers : le fameux « dead cat bounce » – que l’on traduit par le rebond du chat mort que vous lancez en l’air et qui retombe au sol aussitôt.
Deuxièmement, les marchés baissiers dans un contexte de crise économique et financière avec des pertes de solvabilité et une psychologie très négative de tous les acteurs économiques s’inscrivent dans une période longue. Le dernier bear market a commencé en juin 2007 et s’est terminé en mars 2009 – en passant par le paroxysme Lehman en septembre 2008.
L’histoire ne se répète jamais totalement… mais n’oublions pas que le marché baissier que nous traversons actuellement a commencé le lundi 24 février 2020.
Troisièmement, les bear markets en période de crise sont longs parce que les ventes forcées de nombreux fonds et banques pour rendre la liquidité qui leur est demandée ne se réalisent pas en un après-midi. Ces programmes de ventes prennent forcément du temps pour des raisons psychologiques, comptables et sans doute prudentielles (cf. notre second article de cette série).
Surtout, ces marchés baissiers peuvent se prolonger avec une tendance directionnelle forte malgré des rebonds parce que, comme nous allons le voir dans ce troisième article, on doit et peut craindre des dégâts collatéraux
Et vous, comment nagez-vous ?
On peut illustrer ces dégâts collatéraux par la célèbre maxime de Warren Buffett : « Quand la marée se retire, vous pouvez voir ceux qui nageaient sans maillot de bain. »
On se souviendra aussi, dans le même ordre d’idées, de ce que l’économiste américain John Kenneth Galbraith appelait « the bezzle » : « l’inventaire des détournements de fonds inaperçus » et autres pratiques financières laxistes qui ne choquent plus personne dans les périodes d’euphorie et d’argent facile… mais qui se révèlent désastreuses en période de retournement de cycle (eh oui, quand la marée se retire, pour revenir à Warren Buffett)
Nous allons illustrer ces dégâts collatéraux par trois types d’exemples/situations rencontrées dans l’histoire des marchés financiers de ces 25 dernières années
1. Le risque de rogue trading qui pourrait nous surprendre un beau matin
Le rogue trading peut se traduire par trading pourri ou trading frauduleux.
Dans les périodes de crise des marchés financiers, le risque de rogue trading devient plus élevé puisque les probabilités de fortes pertes sont plus importantes que dans des configurations de marché pacifiées à faible volatilité.
Les plus jeunes ne se souviennent sans doute pas de l’affaire Barings (1995). En février 1995, la plus ancienne banque d’affaires britannique, Barings, fait défaut suite aux pertes accumulées de 1,3 Mds$ sur les futures Nikkei par son trader Nick Leeson, basé à Singapour. Les choses sont officialisées le 27 février 1995 alors que les ennuis commencent à s’accumuler mi-janvier avec le krach du marché actions japonais consécutif au séisme de Kobe le 17 janvier 1995.
La spirale infernale du rogue trading est enclenchée :
- les positions longues sur les contrats à terme Nikkei deviennent insoutenables et il faut payer les appels de marge sur les pertes en mark to market;
- pour financer ces appels de marge, des options de vente (puts) sur ces contrats seront vendues afin d’encaisser de la trésorerie mais en étant de plus en plus exposés à la baisse du Nikkei ;
- pire, afin de ne pas être exercé sur les puts ainsi vendus, le trader augmentera considérablement sa position longue en achetant à nouveau des contrats à terme sur le Nikkei. Le krach consécutif au tremblement de terre de Kobe sera fatal à la Barings, devenue insolvable.
Difficile toutefois d’imaginer un tel rogue trading dans le contexte de krach boursier actuel. Rappelons que Nick Leeson assurait tout à la fois les opérations d’engagement (front office), de contrôle des opérations (middle office) et de comptabilisation de ces opérations (back office) – alors même que la séparation des fonctions est essentielle pour garantir une organisation sécurisée des activités de marché et prévenir les scandales et accidents de trading. Mais bon, il ne faut jamais dire jamais…
L’affaire Kerviel de la Société Générale (2008)
Le 24 janvier 2008, la Société Générale annonce avoir été victime d’une perte phénoménale de 4,9 Mds€ suite aux prises de positions démesurées sur les contrats à terme sur indices boursiers d’un de ses traders, Jérôme Kerviel (50 Mds$ en équivalent nominal).
Deux éléments surprendront de prime abord tous les professionnels qui ont ou ont eu une pratique des marchés financiers :
– la réputation de la Société Générale sur les dérivés actions ;
– la liquidité des instruments financiers utilisés qui entraînaient des appels de marge au sein des chambres de compensation plutôt visibles en termes de trésorerie. Une variation défavorable de « seulement » 1% des indices sur une journée devait signifier des appels en trésorerie de 1% des positions ouvertes pour couvrir les pertes latentes, soit 500 M€.
Pourquoi ces scandales ?
L’effet de levier permet de gonfler les volumes traités (puisque le cash mobilisé est faible) et d’amplifier les variations de marché – et donc les pertes potentielles.
Les marchés financiers sous-estiment systématiquement les événements rares. Il y a une explication technique que nous connaissons bien : l’hypothèse selon laquelle les facteurs de risque suivent une loi statistique normale ou log-normale n’est jamais vraiment vérifiée.
Finalement, le système repose sur la sous-estimation du risque, et donc sur des limites de prises de positions trop importantes au regard des risques portés.
Les activités de marché relèvent d’un fonctionnement complètement anti-libéral et anti-économique alors que ces activités prétendent contribuer à un fonctionnement plus efficient de l’économie : le transfert de risques assumé par les traders, le financement de l’économie au meilleur coût, la liquidité pour se couvrir, les arbitragistes pour corriger des anomalies des prix d’actifs, etc.
On nous parle de création de valeur mais on passe sous silence les destructions de fonds propres supportées par les actionnaires, clients, salariés.
Enfin, il n’est pas exagéré de dire que les normes de rentabilité restent excessivement élevées au regard des fondamentaux économiques et privilégient la profitabilité à court terme (les enseignements de la crise financière de 2008 n’ont en réalité jamais été tirés).
Nous ne savons pas s’il existe un Kerviel ou un Leeson à Paris, Londres, Tokyo ou Singapour couvert par sa hiérarchie. On ne le souhaite pas… car sinon cela voudrait dire qu’un beau matin de mai ou de juin prochain, confiné ou pas, un établissement sera obligé de liquider massivement des positions devenues intenables pour la stabilité de ses ratios prudentiels.
Nous savons que ce sont durant les périodes de fortes crises sur les marchés financiers (quand la marée se retire, souvenez-vous) que ce genre de scandale survient – autrement dit, que ceux qui se baignaient nus sont surpris.
2. Le risque de fraude et de scandale suite à une pyramide de Ponzi
Il y a, en général, déconnexion entre les actifs financiers que vous détenez et le risque sur la banque (ou plutôt sa filiale d’asset management) qui a commercialisé les parts de fonds. Si vous voulez récupérer votre cash, il vous suffira de passer un ordre de rachat de vos parts.
Malheureusement, il existe des risques opérationnels remettant en cause la garantie explicite dont vous bénéficiez en tant que détenteur de parts de fonds.
Souvenons-nous par exemple de l’affaire Madoff (révélée en décembre 2008 sur des pratiques frauduleuses de plus de 10 ans). Un nombre significatif d’OPCVM français avaient été investis dans des « parts de fonds d’investissement » touchés par la fraude Ponzi de Bernard Madoff ; parmi ces fonds d’investissement, on peut citer le fonds Lux Alpha, géré par la banque UBS, et le fonds irlandais Thema Fund International.
L’AMF avait reconnu la complexité de la situation pour les clients investis sur des OPCVM de droit français et n’avait pas clairement évoqué les conditions d’indemnisation.
« L’incertitude sur l’existence d’un impact et son ampleur sur ces deux fonds ou sur d’autres rend délicate l’appréciation de la situation des OPCVM de droits français eux-mêmes », expliquait alors le gendarme boursier français.
La belle affaire pour les investisseurs : aussi bien avec leurs actions qu’avec leurs fonds, outre le risque opérationnel de fraude, ils étaient alors soumis au risque de marché avec une baisse de la valeur liquidative du fonds ou du cours des actions plus ou moins prononcée dans des circonstances de marché perturbées.
Nous ne disons pas qu’il existe en ce moment un nouveau Madoff caché aujourd’hui. Mais nous savons que ce sont durant les périodes de fortes crises sur les marchés financiers que ce genre de fraude est découvert.
3. Le risque d’illiquidité et donc de fermeture de fonds
Le risque de marché extrême serait celui que les détenteurs de parts d’OPCVM ont connu le 09 août 2007 : certains fonds monétaires dynamiques de la BNP Paribas (investis en titrisations devenues illiquides) furent subitement contraints de suspendre leurs valeurs liquidatives pendant trois semaines et de geler les actifs des investisseurs.
Ce jour-là, les détenteurs de parts de ce fonds investis pour l’essentiel officiellement sur des supports monétaires sans risque et « marginalement » sur des supports type ABS (asset backed securities) vont apprendre subitement et brutalement que leur asset manager suspend la valeur liquidative et gèle par conséquent les actifs.
Pourquoi ? Les supports ABS sont devenus totalement illiquides. En réalité, ces ABS (titrisations adossées aux crédits subprime des ménages américains surendettés et mal-endettés qui ne remboursent plus) ne permettent plus de payer les investisseurs. Ceci va affecter très négativement la performance globale du fonds.
On voit là aussi que l’investisseur ne doit jamais perdre de vue la déconnexion entre les actifs financiers qu’il détient et le risque sur la banque (ou plutôt sa filiale d’asset management) qui a commercialisé les parts de fonds.
Dans ce cas de figure, nous ne sommes pas dans la situation de la fraude Madoff avec le mensonge sur les rendements délivrés. Mais nous sommes en fait confrontés à un autre type de mensonge : l’existence de risques de marché cachés avec des parts de fonds totalement invendables qui ne permettent pas de rendre la liquidité à l’investisseur – soit, en fait, des valeurs liquidatives complaisantes étonnamment stables et qui chutent brutalement dès qu’un investisseur un peu moins moutonnier que la moyenne demande le rachat partiel ou total de ses parts.
Nous ne savons pas aujourd’hui si des fonds se retrouvent de manière significative dans ce type de situation. Mais ce que l’on sait, là encore, c’est que ce sont durant les périodes de fortes crises sur les marchés financiers que ce genre d’événement se produit.