La Chronique Agora

Quand le bookmaker part avec la mise de ceux qui n'ont pas parié

** L’affaire des bonus que se sont attribués les hauts dirigeants d’AIG n’a pas fini de faire couler de l’encre (mélangée aux acides les plus corrosifs). Aucun chroniqueur ne trouve de mots assez durs pour condamner les "récompenses" contractuelles allouées aux fossoyeurs de l’assureur, lesquelles devraient théoriquement être réglées rubis sur l’ongle par le contribuable.

Le président des Etats-Unis monte à son tour au créneau et demande à Edward Liddy — le nouveau CEO d’AIG qui sera entendu mercredi devant une sous-commission de la Chambre des représentants — de renoncer aux émoluments récemment négociées avec Timothy Geithner. La prime de départ était en effet de 450 millions de dollars ; elle a ensuite été divisée par trois, en espérant peut-être que ce "sacrifice" consenti par les 400 bénéficiaires rende l’opération plus acceptable.

Elle ne l’est apparemment pas aux yeux d’un sénateur républicain du nom de Charles Grassley qui leur propose l’alternative suivante : "démissionner ou se suicider". Le suicide se pratique au Japon lorsque le déshonneur est immense, a-t-il précisé dans une autre partie de l’interview qu’il a accordée à WMT, une station de radio de Cedar Rapids dans l’Iowa, l’état dont il est le représentant au Congrès.

Cela peut vous apparaître un peu radical… mais peut-être pas autant que cela. Attendez de connaître la suite : vous constaterez que même Madoff n’aurait pas osé aller aussi loin dans le dynamitage de l’entreprise AIG. La pyramide de Ponzi n’est que la version 1.0 d’un inexorable désastre financier, lequel en était au stade 5.2 chez l’assureur.

** Ce que vous savez — et que nous supposions sans pouvoir l’écrire — du dossier AIG et des effroyables erreurs commises ces dernières années n’était que parcellaire. De nombreuses zones d’ombre du dossier commencent seulement à s’éclairer, les contours de certaines opérations demeurent flous, mais nous commençons à deviner le fin mot de l’histoire.

Dans les révélations publiées ce week-end — avec la liste des noms des banques partenaires –, il apparaît qu’une bonne partie de l’aide publique a été utilisée pour "satisfaire des obligations envers des contreparties financières liées à des opérations de prêt d’obligations".

Hem ! Rien que de très anodin en apparence. Cependant, cette phrase laconique expliquerait une perte de plus de 50 milliards de dollars qui n’a apparemment rien à voir avec une activité classique d’assureur de crédit qui aurait pris de plein fouet une vague de demandes de versement des garanties associées aux CDS avec l’éclatement de la bulle des subprime.

Ce n’était certes pas le coeur de métier d’AIG ; l’affaire aurait pu en rester au stade d’une diversification qui aurait très, très mal tourné mais nous découvrons maintenant qu’en plus d’une totale — et impardonnable — mésestimation du risque encouru, AIG aurait de surcroît endossé la veste de bookmaker sur le marché obligataire. L’assureur aurait en effet mis en oeuvre des stratégies d’emprunts de titres ainsi que de ventes à découvert d’énormes lignes obligataires.

Le but théorique pouvait être de couvrir les CDS en shortant les emprunts sous-jacents. Cependant, dans la plupart des cas, les fameux CDS avaient été achetés par de purs spéculateurs misant — à juste raison — sur l’effondrement de la bulle du crédit. L’assureur n’avait tout simplement aucune position identifiable en sous-jacent (comme un emprunt General Motors ou Citigroup) à protéger.

L’acheteur du CDS (ou autre contrat de couverture) ne risquait au fond que la prime payée, ce qui, dans le climat de confiance excessive de 2004 à 2007, devenait dérisoire. Jusqu’à ce que le temps se gâte ! Sentant le vent tourner, AIG ne s’est pas contenté de provisionner les pertes potentielles. Les dirigeants se sont aussi mis en tête de les neutraliser par le biais de prises de position hautement spéculatives — à la baisse — sur les marchés obligataires.

Vous connaissez l’aphorisme "ça marche sur le papier, ça ne fonctionnera jamais en pratique". Eh bien, AIG s’est payé le luxe de constater qu’il n’y a guère d’exception à cette règle. Pour protéger des milliards d’encours de CDS adossés à… rien, les traders de la filiale londonienne ont vendu des tombereaux de lignes d’obligations empruntées — c’est là le clou du spectacle — à ceux-là même auxquels ils devaient verser la prime des CDS !

Contrairement aux attentes des fins stratèges d’AIG, la plupart des lignes shortées n’ont pas perdu de valeur. Elles se sont au contraire envolées l’automne dernier en plein cyclone boursier… comme de simples bons du Trésor bénéficiant d’un phénomène de fuite vers la qualité !

Ils ont fichtrement mal choisi leurs cibles car il existe un grand nombre d’émissions obligataires qui se portent très mal. Encore faut-il qu’il y ait une liquidité suffisante pour pouvoir les vendre et les racheter. Et lorsque l’on pèse 50 milliards de dollars, il devient difficile de trouver une contrepartie suffisante… sauf sur les bons du Trésor !

** Parmi les produits obligataires qui se portent de plus en plus mal, il y a les émissions adossées aux cartes de crédit. Les annonces de retard de paiements se multiplient, et pas seulement chez American Express.

Le numéro un américain constate que le taux de défauts sur les cartes de crédit est au plus haut depuis 20 ans avec à une moyenne de 8,7% (contre 8,3% en janvier).

Son principal concurrent, Citigroup, l’un des principaux émetteurs de MasterCard, avoue un taux de défauts de paiement record de 9,33% en février, contre 6,95% en janvier.

JP Morgan Chase et Capital One ont également annoncé une hausse des pertes constatées sur les cartes de crédit ; cependant, mais les analystes s’attendaient à pire, c’est-à-dire à un taux compris entre 9% et 10%, contre 6% à 7% fin 2008. Dans l’hypothèse d’un taux de défaut de 10%, les pertes pourraient atteindre au total entre 70 et 75 milliards de dollars.

** Les hypothèses les plus pessimistes pourraient cependant être court-circuitées par une embellie dans le secteur immobilier. De l’avis de la plupart des économistes, aucune perspective de rebond du PIB, aucune stabilisation du bilan des banques n’est envisageable si le nombre de transactions et le prix de maisons continuent de s’effondrer comme cela se passe aux Etats-Unis depuis octobre dernier.

La série noire pourrait s’être enrayée au mois de février avec des mises en chantier qui ont grimpé de 22,2%, pour atteindre 583 000 en rythme annualisé. Le mois de janvier avait quant à lui été marqué par une nouvelle contraction de -14,5%.

En ce qui concerne les prix à la production aux Etats-Unis, ils ont signé une hausse de 0,1% au mois de février contre +0,4% attendu par les analystes. C’est, paradoxalement, un peu moins bon signe puisque le PPI recule de 1,3% sur les 12 derniers mois, un repli tel qu’il n’en avait plus été observé depuis septembre 1982.

** Les chiffres américains ont semblé satisfaire Wall Street en deuxième analyse. En effet, le Dow Jones n’affichait que +0,6% vers 17h30 contre +1,5% à une heure de la clôture. Le Nasdaq affichait plus de 2,3% vers 18h45, heure française.

En partie rassuré par Wall Street, Paris a consolidé dans de tout petits volumes (2,5 milliards d’euros). Cela a peut-être contribué à accroître la volatilité à la baisse, puisque le CAC 40 perdait jusqu’à 2,5% vers 14h45 — un plus bas a été inscrit vers 2 722 points.

Le repli de 0,87% est d’autant plus bénin que cela n’efface que les gains de la dernière demi-heure de la séance de lundi. En outre, une clôture intervenant au-dessus de 2 750 points — et proche des plus hauts du jour — est plutôt encourageante.

Les marchés vont maintenant guetter le communiqué final de la Réserve fédérale, qui tient son comité de politique monétaire (FOMC). Selon les analystes, l’annonce de l’adoption d’une politique d’assouplissement quantitatif pourrait donner un coup de fouet aux marchés, surtout si la Fed inaugure une vague d’achats de bons du Trésor.

Le serpent se mordrait alors la queue… mais cela vaut mieux que de mordre la main des investisseurs chinois (de plus en plus sourcilleux) qui remplissent un gros chèque libellé en dollars chaque fin de mois pour permettre aux Etats-Unis de ne pas déposer le bilan.

Philippe Béchade,
Paris

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