"La crevette est ce monstre/de circonspection"
— Francis Ponge
Tout au long de ma persévérante carrière, je me suis tenu à l’écart de ces foyers d’exubérance irrationnelle que sont les casinos. Mais l’autre soir, ma cousine de Menton — chez qui je passe mes vacances — était de sortie pour son bridge hebdomadaire.
Je n’avais rien de mieux à faire ; à deux pas de là, le buffet du Babylon’z promettait "paëlla à volonté" contre une somme ridicule. (Le buffet est, bien entendu, situé tout au fond de la salle de jeux.) Tu connais, cher Journal, mon goût pour la cuisine espagnole : je me suis laissé tenter.
Etablissement de facture récente, le Babylon’z n’a pas la classe de ses illustres prédécesseurs, tel le mythique Palm Beach cannois. Un autre que moi eût trouvé à redire à sa décoration intérieure ou à la tenue très décontractée de ses visiteurs. Mais le génie de l’industrie moderne est à la massification : et à l’heure où les Twingo en série de nos neveux ont remplacé les luxueuses Panhard Panoramique de nos grands-pères, les modernes tenanciers ont découvert, dans les classes moyennes, des relais de croissance insoupçonnés.
Je me dirigeais vers le buffet quand trois silhouettes attirèrent mon attention. A ma surprise, je reconnus tour à tour mon vieux condisciple Jean-Claude T***, qui préside aux destinées de notre Banque Centrale Européenne ; son homologue américain, Ben B*** ; enfin, le Banquier Central nippon, le toujours courtois M. F***, surnommé "Shabu Shabu" par ses intimes.
Un innocent passe-temps
Cependant eux aussi m’avaient reconnu, et saluaient mon arrivée par des effusions d’une inquiétante vivacité.
"Tu es là toi aussi, vieille canaille ! La fête est au complet ! se réjouit Jean-Claude T***.
– Prends un verre de mousseux, ajouta Ben B*** en souriant. Trinquons à l’inflation enfin liquidée !
– Kampai ! opina M. F***.
– … Ils n’ont que du mousseux ?
– C’est un établissement populaire, ici : ne fais pas ta chochotte.
– Si l’on m’avait dit que je tomberais sur vous au casino…
– Il faut bien se détendre, rétorqua Jean-Claude T***, après une bonne petite hausse des taux.
– Pourtant… Parier encore sur le hasard, quand on voit tous ces aléas que vous vous coltinez à longueur d’année… Vous n’en avez pas assez, de l’incertitude ?
– Bernard, montre-lui". répondit simplement Jean- Claude.
Les mains dans le dos, Ben B*** s’approcha d’un air innocent de la roulette sur laquelle la croupière venait de lâcher sa bille. "Ça tombe sur le 10, noir, pair et passe !" hurla-t-il brusquement. Je sursautai ; mais aucun des parieurs concentrés ne lui prêta la moindre attention. La bille s’arrêta sur le n°25, rouge, impair et manque. La croupière ratissa les jetons; on paya les gains. Ben, qui n’avait rien misé, se retourna vers nous d’un air radieux.
Vous avez vu ? Vous avez vu ?
– … Voir quoi ? m’exclamai-je. Il ne s’est rien passé.
– C’est cela qui est extraordinaire, m’expliqua M. F*** d’un ton patient. Il y a des enjeux financiers colossaux à cette table de roulette… L’incertitude est totale, la pression gigantesque… Ben s’avance, donne en public le premier pronostic saugrenu qui lui vient… et il ne se passe rien ! Tout le monde s’en fiche ! Notre ami Ben peut raconter ce qu’il veut : personne n’écoute ! Et avec moi, c’est pareil ! Regardez donc ! Regardez donc !"
Se perchant sur la table avec une agilité surprenante, le banquier nippon cria à la cantonade : "La croupière a de jolies jambes !" sans plus d’effet que l’Américain. "Fini, les marchés qui plongent ! exultait Ben B*** pendant ce temps. Fini, les banquiers qui vont se pendre pour une parole malheureuse ; les politiques qui vous chipotent une virgule ; les analystes qui comprennent tout de travers : ici, on est en vacances !
– … Quel repos ! Quel repos !" murmurait Jean- Claude T***, les larmes aux yeux.
… Je commençais à comprendre.
Qui a peur de l’inflation ?
"Evidemment, dis-je. Vos récentes déclarations ont été suivies de très près par les marchés et la presse économique : j’imagine que ça fatigue, à la longue.
– Quand je pense que je m’y recolle mardi, murmura Ben B***. Une moitié du monde attend de savoir si je vais continuer à remonter les taux directeurs de la Fed ou bien décréter la pause. S’ils se trompent, ou si j’ai la moindre expression malheureuse, je me retrouve avec un krach sur les bras.
– Fais comme moi l’autre jour : remonte-les, lui conseilla Jean-Claude. C’est toujours bien, de remonter les taux : c’est notre vocation naturelle. Fais rendre gorge à l’inflation hideuse ; récompense l’honnête fourmi épargnante, pilier de notre beau système bancaire ; fustige ces cigales d’entrepreneurs, soutenus par des politiques irresponsables, toujours prêts à nous mettre sur la paille. Fais comme la Banque d’Angleterre, face à une inflation à 2,5%. Même Toshihiko, s’y est mis…
– Il y avait si longtemps, rétorqua M. F*** d’un ton rêveur. A l’époque, je fréquentais une galante personne du nom d’Oharu, à Hokkaido… Comme c’est loin. Je dois dire qu’une fois qu’on recommence à remonter ses taux, on se sent beaucoup mieux.
– Ça leur fera les pieds, à ces enquiquineurs, ajouta Jean-Claude. Puisqu’ils sont tous convaincus que tu ne vas pas remonter… Santé.
– Santé.
– Cheers.
– Kampai.
– Dommage qu’ils n’aient que du mousseux, dis-je.
– Quel snob tu fais.
– … Mais je conviens que le consensus incline à la pause. Les signaux se multiplient pour suggérer l’essoufflement attendu de la reprise aux USA. La croissance a nettement ralenti au deuxième trimestre — avec 2,5% en glissement annuel contre 5,6%, dans les premiers mois de l’année. Le Beige Book publié le 26 juillet a confirmé ces orientations, tout en signalant que l’inflation demeurait sous contrôle.
– C’est ce qu’on prétend, grommela Jean-Claude T*** ; l’inflation n’est jamais sous contrôle.
– Le dernier rapport sur l’emploi, poursuivis-je, a donné la touche finale en décevant largement les attentes — et en pointant, à l’inverse du Beige Book, une composante d’inflation salariale en nette augmentation : 3,8% en glissement annuel.
— Ça ne signifie rien à cette échelle et dans le contexte actuel, maugréa l’Américain. J’ai voulu le leur expliquer, mais ils n’ont rien compris."
En attendant que les choses se décantent, la sélectivité doit demeurer de rigueur pour les investisseurs. Après quoi, il faudra prendre en compte la baisse attendue du dollar, et ses i
ncidences sur les exportatrices des deux côtés de l’Atlantique. Enfin, si la tenue des marchés s’avère et que l’aversion au risque ne resurgit pas, on pourra retourner vers les marchés émergents, qui se sont bien épurés depuis la correction de mai.
"Pourquoi pas le Maroc, alors ? suggéra Jean-Claude T***. Quitte à s’intéresser aux marchés émergents, autant en choisir un qui soit proche de la France. Il y aurait aussi la Tunisie, mais les perspectives de croissance semblent meilleures dans le cas marocain.
– C’est-à-dire, objectai-je, que le pays traîne un léger passif en matière de libertés fondamentales… "
Le Maroc à la loupe
"Il faut faire confiance à la transition démocratique, intervint Ben B***. Le roi Mohammed VI a lancé d’importantes réformes qui semblent suivies d’effets : nouvelle législation du travail, assainissement du secteur financier, réforme du secteur des transports, extension de ses capacités portuaires — vitales pour son économie internationale –, mais aussi refonte du système éducatif, assurance médicale obligatoire, lutte contre la pauvreté. L’accent est davantage libéral que social ; en contrepartie, malgré la pauvreté (46,5% d’analphabètes) et le chômage (autour de 11%), de réels progrès économiques se dessinent. Et le pays a des atouts à faire valoir auprès des investisseurs étrangers : un endettement à peu près maîtrisé (75% environ du PIB) ; une économie de libre-échange ; une inflation sous contrôle (dans les 2%), et la stabilité politique. C’est autre chose que le Mexique, non ?
– Si, convins-je.
– Note, ajouta Jean-Claude, que la bourse marocaine est, avec la tunisienne, l’une des deux seules du monde arabe à avoir progressé cette année. Après une mauvaise année 2005, le pays renoue avec la croissance, attendue cette année à 5,5%. Le secteur primaire (13% du PIB environ), hier sinistré par la sécheresse, reprend des couleurs. Quant à l’industrie…
– Leur textile n’a-t-il pas souffert, face à la Chine, de la dérégulation des marchés ? demanda M. F***.
– C’est en effet l’un des grands perdants de la fin de l’accord multifibres (en 2005) qui garantissait à l’Afrique des exportations vers les USA et l’Europe. La le textile marocain s’est replié de -17% dans les cinq premiers mois de l’année dernière. Le Royaume a mis en place un programme de modernisation, pour limiter les dégâts. Par ailleurs, l’industrie (30% environ du PIB) a bien progressé cette année : elle apparaît tirée par la flambée des matières premières (métallurgie), mais aussi par le secteur du matériel de transport.
– Ce qui nous laisse, dis-je, un tertiaire à 57% environ de l’activité nationale…
– De l’off-shoring à la pelle, reprit Jean-Claude, des call centers francophones — et surtout, un véritable tas d’or sur lequel est assis cette vieille et grande civilisation…
– Le tourisme", devinai-je.
Riads et logements sociaux
"Précisément, reprit Jean-Claude. Tout le monde, aujourd’hui, veut son riad à Issaouira — ou encore, aller entendre des contes sur la place Jamaâ El-Fna. L’industrie du tourisme a progressé de +4,5% en 2005 ; les recettes voyages, en mai dernier, affichaient un gain de +21,4% en glissement annuel… et de plus 51% par rapport à la moyenne 2001-2005 ! L’effet 11 septembre se dissipe. Ajoute à cela la dérégulation du transport aérien, qui contribue à doper le secteur des voyages, et tu verras que le Maroc est bien parti pour gagner son pari. Pas étonnant, dès lors, que les investisseurs étrangers y viennent.
– Car ils y viennent ?
– Bien sûr. Le Maroc attire notamment les investisseurs du Golfe et de l’Europe. Il offre, pour nous, l’avantage de sa proximité linguistique et culturelle. Les grands groupes profitent aussi d’un programme de privatisations énergiques. L’Espagnol Altadis s’est offert la régie marocaine des tabacs en 2003 ; Vivendi a pris la moitié de Maroc Telecom ; en 2005, la holding ONA a racheté à l’Etat quatre sucrières publiques — as-tu regardé récemment les cours du sucre ? Et il y a, enfin, la mine d’or de ce pays en pleine transformation : l’immobilier, érigé au rang de priorité nationale…
– Pourquoi ? demandai-je.
– En 2004, on estimait que 40% de l’habitat marocain était insalubre (4 millions de personnes) et que la population urbaine allait doubler dans les trois décennies à venir. Les bidonvilles sont une plaie nationale. Le gouvernement s’est engagé à y remédier par un programme de logements sociaux confié au secteur privé, mais pour lequel il cède des terrains publics — en s’efforçant de lutter contre la corruption courante dans ce secteur. Pour te donner une idée des enjeux : le leader du logement social marocain, le groupe Addoha, vient de réussir son introduction à la bourse de Casablanca. Et ce, juste après le coup de déprime des marchés émergents. Or la demande a excédé de 21 fois le nombre de titres disponibles…
– Impressionnant, dis-je.
– J’ai d’ailleurs demandé à Egisthe, ton Analyste, un rapport sur l’indice global de la bourse de Casablanca, le MASI (Moroccan All Share Index).
– … Tu fais travailler mon analyste technique en douce, maintenant ?
– Pour la bonne cause ! poursuivit Jean-Claude, sans se démonter. On y retrouve le géant MAROC TELECOM (IAM), le sucrier ONA, le groupe ADDOHA (ADH)…"
Je décidai d’aller à l’essentiel : "Qu’est-ce qu’il t’a dit sur ce MASI, mon analyste technique ?
– L’indice n’existe que depuis 2002, expliqua Jean-Claude — en produisant un graphique où je reconnus la patte d’Egisthe. Par manque d’historique, ton analyste n’a pu travailler qu’à une échelle de court terme ; son étude livre tout de même des renseignements intéressants. Le cours a retracé son envolée du début de l’année, suivant en cela la plupart des indices émergents ; mais il assure tout de même sur un gain de +27%, à comparer par exemple aux +15% du volatil Top 40 sud-africain. Le MASI semble maintenant dessiner un rebond et l’existence d’une bonne oblique de support, unissant les bottoms du deuxième semestre 2005, milite pour la poursuite de la tendance haussière. Il existe, par ailleurs, un support horizontal intermédiaire autour des 6 900 points. Il est moins clair, parce que brièvement enfoncé cet été, mais le cours pourrait prendre appui sur ce niveau qui constitue un bon point d’entrée. Au plan mathématique, le RSI, baissier à très court terme, devrait rebondir sur le support des 45% environ, ménageant un bon potentiel de hausse. Il demeure tout de même un risque d’enfoncement : le manque d’historique et la flambée récente du MASI font incli
ner à la prudence. Mais si le support oblique tient bon (par prudence, Egisthe arrête un stop sur le bottom récent des 6 555 points), on peut penser que l’indice s’est épuré, et parier sereinement sur un rebond dans la continuité du trend — jusqu’aux tops du printemps. Soit une plus-value théorique de +24% à moyen / long terme — il est probable que l’accélération sera beaucoup plus progressive qu’en début d’année."
Opportunités
"D’accord, dis-je. Mais cela ne me dit pas comment profiter de cette situation boursière : je ne me vois pas aller jouer des titres à la bourse de Casablanca…
– Je puis vous éclairer de mes humbles lumières, intervint alors M. F***. J’ai connu une dame, à Macao, très versée dans ces questions. Permettez-moi donc de vous redire ses conseils, avec la fidélité du calligraphe recopiant l’envol du papillon. Ceux qui ont des attaches avec le pays ne négligeront pas d’y investir directement — pourquoi pas dans le prometteur secteur immobilier ? Les autres se tourneront vers une SICAV ou un FCP spécialisé dans les valeurs marocaines : ces produits existent, notamment à l’intention des expatriés, et l’offre est complétée par des produits plus diversifiés, concernant le Maghreb.
– Je m’en souviendrai, M. F***, conclus-je. Laissez-moi commander une autre bouteille de mousseux, et trinquons.
— Bien volontiers… Après que notre ami Jean-Claude aura sacrifié, lui aussi, à notre sympathique rituel."
Jean-Claude T***, entre-temps, s’était planté devant la table de baccarat où il entreprenait, avec assurance, une héritière grecque : "Je suis Banquier Central ; je sais de quoi je parle !" La jeune femme haussa des épaules dédaigneuses, puis détourna son beau profil. Jean-Claude revint vers nous ; il rayonnait.
"C’est merveilleux, les vacances."