La Chronique Agora

Poco agua, Señor Bonner…

▪ Voici le triste récit des finances d’un ranch argentin — Gualfin — situé au milieu de nulle part dans les hautes Andes. En affaires comme dans d’autres domaines, nous sommes mis à mal… et endurci.

En vous quittant hier, nous vous promettions un bilan sinistre. Nous avons donc rendu visite à notre comptable — un jeune homme affable à Salta — et nous nous sommes donné la peine de regarder les chiffres.

"Vous devez comprendre, Señor Bonner, que vous ne pouvez pas vous attendre à être compétitif en quoi que ce soit", a conclut Gerardo. "Vous êtes si loin de tout. Tout vous coûte bien plus cher. Et bien sûr, vous n’avez pas beaucoup d’eau".

"Poco agua" ont été quasiment les premiers mots à sortir de la bouche de Jorge à notre arrivée en Argentine.

"Nous n’avons eu que 90 millimètres de pluie cette année", a-t-il rapporté. "Nous pouvons survivre avec cette quantité. Tout juste".

Peu d’eau. Loin. En altitude. L’eau nous empêche de produire quoi que ce soit en quantité. La distance rend tout ce que nous produisons coûteux. Et l’altitude, associée au manque d’eau, rend les animaux — à deux ou à quatre pattes — durs à cuire.

Une entreprise est compétitive sur le prix ou sur la qualité. Nous semblons incapable de l’un ou de l’autre

Une entreprise est compétitive sur le prix ou sur la qualité. Nous semblons incapable de l’un ou de l’autre.

▪ Le cas du raisin…
Tout coûte plus cher parce que nous sommes plus loin de la source. Et tout prend plus de temps, pour la même raison. Pour les vendanges, par exemple, nous devons rouler pendant 45 minutes sur des chemins agricoles rocailleux rien que pour arriver au vignoble. Ensuite, la "chaîne de production" est si longue… et si accidentée… que notre équipe de sept personnes (incluant votre correspondant et son épouse) ne peut récolter que 2 000 kg de raisin par jour en moyenne. Les fruits doivent ensuite être transportés en remorque jusqu’à la bodega — la cave vinicole –, à une heure et demi de route de là.

Nous avions un jeune homme avec nous, Basilio, qui avait travaillé dans les grands vignobles au fond de la vallée.

"Combien vendangez-vous par jour, en moyenne, là-bas ?", avons-nous demandé.

"Environ deux fois autant", a-t-il répondu.

Combien vaut le raisin ? Eh bien, voilà un autre problème. Le prix en vigueur cette année n’était que de deux ou trois pesos le kilo. Avec cinq hectares de vignes (dont certaines n’ont été plantées que récemment), nous n’avons obtenu que 11 000 kg… soit pour 30 000 pesos de raisin environ. Ce n’est que 3 000 $ au prix actuel sur le marché noir. Lorsque les vignes auront grandi, nous en tirerons environ 20 000 kg, soit un total de 6 000 $ de raisin !

Vous l’aurez compris, ce n’est pas avec le raisin que nous allons gagner notre vie.

"Le raisin ne rapporte pas d’argent", affirme Raul, notre voisin plus expérimenté. "Il faut faire du vin. Et il doit être très bon, pour que vous puissiez demander un prix élevé".

Raul fait l’un des meilleurs vins au monde — en partie grâce à nos raisins. Mais le faire est une chose ; le vendre en est une autre.

"On paie le transporteur, l’importateur, le distributeur, le détaillant — on a de la chance s’il reste quoi que ce soit", rapporte Raul.

Pourtant, partout dans la vallée, on entendu dire que plus de gens plantent plus d’hectares avec plus de vignes. Certains pour le plaisir. D’autre pour le bon vin. D’autres encore, plus intelligents ou plus fous, pour l’argent.

▪ … et celui du boeuf
Quoi qu’il en soit, traditionnellement, c’est le bétail qui est la cheville ouvrière de notre ranch. La famille Savedre s’est installée ici il y a un siècle environ. Ils ont dessiné le ranch… construit les murs de pierre… planté les rangées d’arbres… et irrigué les prairies devant la maison. Leur produit, c’était le boeuf.

Les gens devaient avoir la mâchoire plus solide à l’époque. Nos vaches sont aussi coriaces que les hommes qui les élèvent. Il y a peu d’herbe (poco agua)… de sorte que les troupeaux doivent aller très loin pour trouver à manger. Ensuite, en hiver… ils souffriront inévitablement de la faim… en plus de devoir supporter des températures glaciales.

"Du boeuf nourri au sable", disons-nous aux amis de passage. "C’est ce que nous produisons. Pauvre en lipides, pauvre en cholestérol"

"Du boeuf nourri au sable", disons-nous aux amis de passage. "C’est ce que nous produisons. Pauvre en lipides, pauvre en cholestérol".

"C’est l’oeil du propriétaire qui engraisse le bétail", dit un proverbe local.

Si c’est le cas, le propriétaire doit être aveugle.

Généralement, nous avons tous les ans 300 têtes à vendre. Récemment, elles rapportaient 14 pesos par kilo. L’animal "nourri au sable" moyen ne pèse que 100 kg environ… il ne vous reste plus qu’à faire le calcul. 1 400 pesos par animal… fois 300… égale 420 000 pesos (38 000 euros environ).

Une somme qui doit couvrir cinq employés à plein temps… et tous les coûts de fonctionnement.

Les temps sont durs pour les affaires.

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