▪ La hausse des marchés repose depuis la mi-novembre sur la « visibilité » que dispensent les marchés obligataires, partant de la conviction que la Fed et la Banque du Japon sont capables de maintenir les taux presque éternellement à proximité de zéro.
Nous soutenons depuis des mois qu’il s’agit d’une vertigineuse illusion… mais notre avis ne pèse pas lourd. Nos lecteurs nous accordent leur confiance, ce qui est quasi-miraculeux tant la sphère financière et les médias économiques martèlent chaque jour leur foi inébranlable dans l’infaillibilité et la toute-puissance de la Fed.
Nous avons le sentiment d’affronter le Vatican du 15ème siècle avec nos thèses absurdes concernant la rotondité de la terre, au prétexte que la lune, le soleil et tous les corps observables dans le ciel sont — sans exception — des sphères.
Sous la papauté de Ben Bernanke, la thèse officielle est que la terre est aussi plate qu’une planche à billets… Et on peut la recouvrir de billets de Monopoly jusqu’à ce qu’il y pousse des haricots magiques qui grimperont jusqu’à la lune.
Pas besoin de postuler l’existence de champs magnétiques ni d’inventer des fusées pour s’en affranchir. Le bonheur réside dans la simplicité… et contempler la lune en l’imaginant constituée de sorbet à la vanille ou de myriades de petites perles y suffit.
Nos questionnements n’interpellent guère les marchés, nous ne sommes pas des gens assez importants — la preuve : la Fed n’a jamais consulté aucun collaborateur des Publications Agora.
Si nous avions fait une partie de notre carrière chez Goldman Sachs et engrangé des millions sur les marchés obligataires (notamment en misant contre l’aveuglement de Ben Bernanke en 2006/2007), ce serait différent.
▪ Bill Gross se pose des questions
Et puis tout d’un coup, le marché dresse l’oreille : Bill Gross, le patron de PIMCO — qui gère plus de 2 200 milliards de dollars d’actifs (dont 650 milliards de dollars libellés en euros) et administre le plus grand fond obligataire de la planète –, se pose des questions.
La première d’entre elle est la suivante : « la Fed et la Banque du Japon sont-elles en mesure — comme elles en sont convaincues — de garder le contrôle de la situation alors que la volatilité ressurgit brutalement ? J’en doute fortement ».
La seconde question : si la Fed n’est pas parvenue au bout de trois quantitative easings à obtenir une migration de la surliquidité vers l’économie réelle — sous forme de crédit plus abondant et de relance de l’emploi — pourquoi y parviendrait-elle soudain en 2013 ?
La troisième question interpelle tous les épargnants : puisque la Fed a instauré un système monétaire magique qui permet la hausse simultanée des obligations et des actions, ne faut-il pas craindre que la même simultanéité se manifeste en cas de baisse des bons du Trésor ?
Bill Gross ne répond pas à cette dernière question. Il se contente d’affirmer que le marché haussier a cessé d’exister sur les T-Bonds US… mais il ne détecte pas encore de marché baissier aux Etats-Unis, contrairement à ce qui se passe au Japon sur la dette long terme. Tous ces questionnements ne perturbaient guère le marché tant que la hausse des T-bonds se déroulait comme sur du velours.
Et puis la Fed a commencé à se tortiller sur son siège à propos de la possibilité d’envisager une réduction du rythme de ses rachats de MBS… mais sans pouvoir fixer de calendrier. Cela dépendra de la contraction du taux de chômage, de la pérennité de la reprise, du nombre de tornades dans l’Arkansas, de l’âge du capitaine, etc.
En résumé, il n’y a plus rien de sûr en ce bas monde ! A qui peut-on se fier… Les membres de la Fed ne semblent pas d’accord entre eux, ni sur la stratégie, ni sur le timing. Certains préconisent même un arrêt immédiat avant que le gonflement des bulles d’actifs ne tourne au désastre.
▪ Incertitude et dégagements
L’incertitude étant le seul véritable ennemi d’un marché haussier, de nombreux opérateurs se disent qu’il est grand temps de convertir des plus-values virtuelles en profits sonnants et trébuchants.
Les dégagements ne se s’opèrent pas discrètement, bien cachés dans un repli de la courbe des taux. Ils se traduisaient mardi soir par une activité historique sur les T-Bonds US de maturité cinq ans et le 10 ans. Cela a été assez peu commenté, allez savoir pourquoi — c’est pourtant ce que les journalistes économiques appellent « un vrai sujet »…
Manifestement, la « Grande rotation » s’enclenche sur les marchés de taux américain et nippon, avec cette question naïve : la Chine va-t-elle être contaminée par une tension des taux ?
La politique monétaire chinoise est tellement différente de celle de la Fed que la question semble absurde. Pourtant la Chine est elle aussi confrontée au problème de la surliquidité.
Les assouplissements quantitatifs ne sont pas les seuls instruments aboutissant au gonflement démesuré de la masse monétaire. Le même résultat peut être obtenu en laissant les banques commerciales accorder généreusement du crédit à tout solliciteur qui en ferait la demande.
Il est seulement demandé aux emprunteurs d’apporter de pseudo-garanties (souvent la « réputation » leur suffit) qui permettent aux banquiers de garder la face au cas où le prêt tournerait mal.
▪ Plan de relance à la chinoise
Alors qu’en 2007 l’équivalent de 100 000 $ avancés produisaient 83 500 $ de PIB additionnel, ce ratio de retour sur investissement est tombé bien en-deçà des 17 000 $ en 2013 : l’écart est proprement abyssal (pratiquement de 1 à 5).
Bien entendu, ce résultat n’a pas été calculé sur des prêts accordés en 2012 mais bien sur le rendement (spectaculairement décroissant) des crédits accordés depuis le grand plan de relance de 450 milliards de dollars initié fin 2008.
Ce plan de relance ne constitue que la face émergée de l’iceberg de l’endettement des entreprises et des emprunteurs particuliers ces cinq dernières années. Les 450 milliards de dollars annoncés par Pékin ont financé des projets d’infrastructure, ils ont « recavé » les banques à court de liquidités — c’est de l’argent traçable (contrairement aux millions de prêts de complaisance).
Pékin a longtemps fermé les yeux sur tous ces investissements « privés » rendus possibles par les largesses du système bancaire mais qui s’avèrent totalement improductifs. Il s’agit d’investissements immobiliers — essentiellement spéculatifs — réalisés par les classes supérieures alors que le marché était déjà saturé en 2008, les prix pratiqués rendant les biens excédentaires inaccessibles à la classe moyenne.
Et que dire des investissements industriels accordés à des emprunteurs disposant des bonnes connexions… et qui n’ont souvent servi qu’à prolonger l’agonie d’entreprises non compétitives dirigées par des cadres du parti et leur descendance ?
Les spécialistes de la bourse de Shanghai se sont bien abstenus d’acheter des entreprises chinoises malgré l’afflux potentiel de liquidités vers les marchés financiers. Ils savent mieux que quiconque que la plupart des sociétés cotées ne gagnent pas d’argent.
Si les banques en gagnent officiellement, c’est parce qu’aucune réglementation ne les oblige à procéder à une opération vérité sur leurs créances, et donc à provisionner massivement pour faire face à des centaines de milliards de créances douteuses.
▪ Le Japon, encore…
Ce cas de figure, nous le connaissons bien : c’est la répétition du schéma de croissance japonais des années 85/90.
La comparaison va beaucoup plus loin que le simple constat de la multiplication des bulles et des investissements non productifs. En effet, les entreprises nippones s’étaient lancées à l’époque dans une vague d’achats tous azimuts de sociétés étrangères, notamment dans le secteur électronique et automobile.
Regardez les gros titres des journaux financiers des 10 derniers jours : OPA amicale de Fosun sur le Club Méditerranée ou offensive de Shuanghui International Holdings sur l’américain Smithfield Group… et les achats de terres agricoles se poursuivent en Afrique. Seul le Qatar soutien la comparaison en termes de boulimie d’acquisition à l’étranger.
Nous devinons derrière la stratégie chinoise une autre motivation que de s’internationaliser « pour le principe » (quand on devient le n°3 mondial derrière l’Europe et les Etats-Unis, on se doit de marquer son emprise sur la finance mondialisée).
Pékin détient des milliers de milliards de dollars qui lui brûlent les doigts. Là aussi, la priorité consiste à mener à bien une « Grande rotation » : celle consistant à arbitrer une monnaie qui se décompose depuis 100 ans en faveur d’actifs tangibles.