Callum Newman
▪ L’anthropologie n’est pas la profession qui vient spontanément en tête quand on se demande comment faire des profits sur les marchés financiers. Pourtant, les armées en maraude de l’Antiquité pourraient en dire plus long sur l’alliance fluctuante entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite que ce qu’on peut lire dans le Wall Street Journal. Le pétro-dollar ne pourrait pas exister, après tout, sans l’exemple de Rome.
Tout au long de l’histoire, les liquidités — la monnaie elle-même — sont nées de la guerre. Cela provient du principe selon lequel c’est le crédit, non la monnaie, qui est la principale constante dans les affaires humaines. Nous aimerions pouvoir dire que nous sommes à l’origine de cette idée, mais ce n’est pas le cas. Elle est de David Graeber, anthropologue de son état, qui a écrit le livre Dette, 5 000 ans d’histoire :
« Imaginons qu’un roi veuille lever une armée de 50 000 hommes. Dans les conditions antiques ou médiévales, nourrir une telle force était un problème énorme… Mais si l’on distribue simplement des pièces aux soldats et que l’on exige ensuite que chaque famille du royaume donne l’une de ces pièces [pour payer des impôts], on transforme d’un seul coup l’économie nationale dans son intégralité en une vaste machine à entretenir les soldats, puisque chaque famille, pour obtenir ces pièces, doit trouver le moyen de contribuer à l’effort général pour fournir aux soldats ce qu’ils veulent ».
La monnaie augmente, affirme Graeber, durant les périodes de violence généralisée |
L’un des thèmes de Dette, c’est qu’on peut diviser l’histoire du monde en périodes de « yin » et de « yang », c’est-à-dire une alternance de domination entre les économies de crédit et les économies de devise physique et de cash. La monnaie augmente, affirme Graeber, durant les périodes de violence généralisée.
« Durant une bonne partie de l’histoire humaine, […] un lingot d’or ou d’argent, estampillé ou pas, a joué le même rôle que la valise de billets non marqués du dealer de drogue d’aujourd’hui : un objet sans historique, précieux parce que l’on sait qu’il sera accepté en échange d’autres biens à peu près partout, sans questions ».
Selon Graeber, la monnaie telle que nous la connaissons aujourd’hui a fait son apparition en premier lieu par le biais d’impôts et de tributs — conçus pour alimenter les soldats et financer les guerres de différents Etats. Venons-en maintenant à notre époque. Graeber avance que ce n’est pas une coïncidence si, à l’exception de la Chine, la majeure partie de la dette fédérale américaine est aux mains de pays qui sont des protectorats de l’armée américaine. Cela l’amène à la question de savoir si ce sont bien des prêts… ou plutôt ce dont ils ont l’air : un tribut à la force de l’Empire, comme ce que les barbares envoyaient à César.
▪ L’Arabie Saoudite au centre d’un changement majeur
Personne n’a autant profité de cette force que la maison des Saoud. La famille royale saoudienne s’appuie majoritairement sur l’armée américaine, ou au moins sur des armes vendues à la famille royale par le complexe militaro-industriel américain.
Si vous regardez d’anciennes cartes de la région, vous verrez qu’elle s’appelait simplement Arabie. La partie « Saoudite » vient d’Ibn Saoud, le père de la nation que nous connaissons, en quelque sorte.
Le « muscle » américain maintient la monarchie saoudienne au pouvoir. En retour, les Saoudiens valorisent le pétrole en dollars américains |
Ce n’est pas un arrangement compliqué. Le « muscle » américain maintient la monarchie saoudienne au pouvoir. En retour, les Saoudiens valorisent le pétrole en dollars américains. Cela renforce le statut du billet vert en tant que devise de réserve mondiale. Cet arrangement convient aux deux pays depuis 50 ans — quand bien même il est peut-être moins agréable pour les pays qui doivent acquérir des dollars pour acheter du pétrole à l’Arabie Saoudite.
Cependant, cet arrangement pourrait être en train de prendre fin. L’analyste James Rickards, auteur du livre Currency Wars [« Guerres de devises », ndlr.], a souligné en décembre que « le système du pétro-dollar est en train de s’effondrer pour deux raisons. Les Etats-Unis ont abusé de leur position privilégiée en tant que devise de réserve en imprimant des milliers de milliards de dollars pour créer de l’inflation ».
« Plus récemment », continue Rickards, « le président Obama a pris des mesures pour faire de l’Iran l’hégémonie régionale au Moyen-Orient et ouvrir la voie, par étapes, à la capacité de l’Iran à posséder des armes nucléaires. Les Saoudiens et les Israéliens voient cela comme un coup de poignard dans le dos, ce qui mènera rapidement l’Arabie Saoudite à obtenir des armes nucléaires du Pakistan ».
En d’autres termes, un statu quo de 50 ans dans la région la plus dangereuse au monde, possédant les plus vastes réserves pétrolières prouvées, est en train de se déliter à cause de la politique monétaire américaine. Rickards écrit qu' »il y a aussi une nouvelle alliance émergente entre l’Arabie Saoudite, Israël, l’Egypte et la Russie. Ce nouvel alignement n’aura pas particulièrement besoin du dollar, et aucune raison de le soutenir. Cette tournure des événements marque le début d’une réduction significative du rôle du dollar dans le système monétaire international ».
Peut-être que le jour où nous parlerons tous de pétro-yuans n’est pas si lointain… |
Il y a un facteur clé en jeu ici : c’est que la Chine est désormais le plus grand importateur de pétrole au monde. Lorsque les Saoudiens rechercheront un autre chef de la sécurité, ils n’auront pas à aller bien loin. Peut-être que le jour où nous parlerons tous de pétro-yuans n’est pas si lointain…
La devise de la Chine grimpe aussi dans la finance commerciale, selon SWIFT, une organisation de services de transactions mondiales. Avec une part de marché de 8,66%, elle n’est pas tout à fait au niveau du dollar et de ses 81,08%… mais la tendance semble haussière à mesure que la puissance économique de la Chine se développe.
Et si sa puissance économique se développe, il en ira de même pour sa puissance militaire. Lors de la Troisième assemblée, récemment, le parti communiste chinois n’a pas fait mystère de ce que les dépenses militaires sont une priorité pour le régime. Selon Byron King, la Chine commence à jouer les gros bras dans le Pacifique — et continuera à le faire.
Byron dit également que l’établissement par la Chine de la « Zone d’identification et de défense air-mer de la Chine de l’Est » pour couvrir les îles Diaoyu/Senkaku… ainsi que la récente annexion de la Crimée sont des signaux forts et significatifs d’un changement géopolitique majeur. En bref… la nouvelle course à l’armement a commencé.