▪ Regardez par la fenêtre, cher lecteur — que constatez-vous ? C’est l’hiver. Il fait froid, gris et verglacé.
Votre correspondante se prépare à affronter les frimas parisiens pour ses courses de Noël… ce qui me permettra par la même occasion de sonder un peu les conditions économiques du moment : y a-t-il du monde dans les boutiques ? Quels rayons sont les plus fréquentés dans nos grands magasins : l’étage Luxe du Printemps… ou le coin "bonnes affaires" du discount local ? Les vendeuses sont-elles débordées et harassées… ou au contraire oisives et désoeuvrées ? 2010 se terminera-t-elle dans une orgie de consommation… ou bien cette saison de fêtes annoncera-t-elle l’austérité de 2011 ?
Qui vivra verra…
En tout cas, puisque les cadeaux de Noël sont à l’ordre du jour, permettez-moi de vous en faire un — anticipé, certes, mais c’est l’intention qui compte ! — un extrait de L’Effet Boule de Neige, la biographie de Warren Buffett publiée aux Editions Valor. A l’heure où la décision de Barack Obama de prolonger les avantages fiscaux des plus riches aux Etats-Unis fait couler beaucoup d’encre, il y a dans les lignes qui suivent quelques leçons très précieuses à méditer…
▪ "[…] Buffett était d’avis que l’occasion la plus importante que lui ouvraient les conséquences des attentats du 11 septembre n’avait rien à voir avec les affaires. Désormais, il avait désormais à la fois le privilège et la responsabilité d’influer sur les événements et les idées. Après la bulle d’orgueil démesuré qui avait enveloppé la communauté financière durant les années passées, les Etats-Unis s’étaient assagis, et fermaient moins les yeux sur les passe-droits accordés au nom de l’avidité vers la fin des années 90. Buffett pensait que le temps était venu pour lui de s’exprimer sur la rapacité des riches et la manière dont elle était validée par la politique fiscale".
"Son sens de la justice s’enflamma plus particulièrement devant une proposition qui constituait le coeur du nouveau budget du président Bush — un plan permettant d’abroger progressivement une loi fédérale vieille de plusieurs décennies sur les droits de succession, qui ponctionnaient une tranche des plus gros héritages. Les partisans de ce plan appelaient cette taxe ‘l’impôts sur la mort’, ce qui semblait plutôt effrayant. Selon eux, une famille proverbiale devait vendre sa ferme pour payer la taxe lorsque le patriarche mourait. Il ne fait aucun doute que c’était bien le cas pour certaines familles. Buffett avançait que les souffrances de ces quelques cas étaient de loin compensées par l’effet de cette loi sur tous les autres".
"Buffett monta sur son pupitre de prêcheur pour souligner que sur les 2,3 millions d’Américains environ qui mouraient chaque année, moins de 50 000 — soit 2% — payaient des droits de succession sous une forme ou sous une autre. La moitié de ces impôts provenait de moins de 4% des gens — soit deux dixièmes d’1% des personnes décédées. Il s’agissait de personnes monumentalement, colossalement riches".
"Quant à la question : ‘il s’agissait de leur argent, pourquoi ne pouvaient-ils pas en faire ce qu’ils voulaient ? Pourquoi devraient-ils ‘subventionner’ les autres ?’ Buffett répondait qu’ils devaient une somme minimum à la société qui leur avait permis de devenir si riches. Si les droits de succession étaient éliminés, dit-il, quelqu’un d’autre devrait payer la différence, puisque la même somme serait nécessaire pour faire fonctionner le gouvernement".
"Pendant des années, la théorie économique était partie du principe que baisser les impôts forcerait le gouvernement à réduire ses dépenses. Cette théorie suivait une logique intuitive : après tout, si les gens étaient censés vivre selon leurs revenus, pourquoi pas le gouvernement ? (Evidemment, en 2002, la plupart des citoyens américains étaient occupés à contracter des crédits basés sur la valeur hypothécaire de leurs maisons, en se basant sur des taux d’intérêt artificiellement bas afin justement d’éviter de vivre selon leurs moyens.) Le débat sur cette théorie faisait encore rage 20 années plus tard ; les impôts collectés par le gouvernement ne couvraient généralement pas ses dépenses, et il empruntait pour compenser la différence. La théorie semblait désormais plus douteuse. Buffett pensait que proposer une réduction des droits de succession tout en gérant un budget fédéral déficitaire était un sommet d’hypocrisie".
"Buffett n’en voulait pas aux gens d’agir dans leur propre intérêt ; il avait même pitié des politiciens, enchaînés à la roue des collectes de fonds perpétuelles. C’est le système qu’il méprisait, dans lequel l’argent achetait le pouvoir".
"Peu après l’arrivée du Président Bush à son poste en 2001, Buffett s’était rendu au Capitole pour parler du financement des campagnes électorales à un groupe de 38 sénateurs américains faisant partie du Comité de politique démocratique. Il déclara que le système de financement des campagnes était corrompu. Les lois changeaient de manière à améliorer la capacité des riches à s’enrichir plus encore, à conserver une plus grande quantité de ce qu’ils fabriquaient et à en transmettre une plus grande partie à leurs héritiers. Buffett appelait ça ‘un gouvernement par les riches, pour les riches’."
"Il souligna l’armée de lobbyistes dont le travail consistait à pousser pour que soient adoptées des législations bénéficiant aux riches. Il déclara cependant que personne ne faisait de lobbying pour les 98% d’Américains restant. Dans la mesure où ils n’avaient pas leurs propres lobbyistes, le meilleur moyen de réagir, pour ces 98%, était de comprendre ce qui se passait et de cesser de voter pour des gens mettant en place des lois ponctionnant les revenus de l’individu moyen pour que les riches puissent payer moins".
"’Je mettrais en place un impôt plus important pour les niveaux de richesse plus élevés. Cela ne me dérangerait pas de n’avoir aucun impôt jusqu’à un certain seuil, puis un impôt de 100% sur un patrimoine dépassant les 150 millions de dollars’."
"’La chose la plus importante, c’est de se demander : ‘et ensuite ?’ Si on élimine les 20 milliards de dollars et quelque levés grâce aux droits de succession, il faut compenser cette somme en taxant tout le reste d’une manière ou d’une autre. C’est incroyable de voir à quel point la population américaine est prête à se battre pour les quelques milliers d’individus paient de gros droits de succession — tandis que le reste du pays doit payer de sa propre poche’."
"’Je n’aime pas tout ce qui crée, dans les faits, une classe à part. Il me déplaît de voir un système fiscal qui prend cette direction, de même pour un système éducatif. Je n’aime aucun système où les 20% les plus bas ont des conditions de moins en moins bonnes’. Mais le débat sur l’impôt sur la succession devint houleux et amer. On dépeignit Buffett comme un populiste né avec une cuiller en argent dans la bouche, et qui essayait d’empêcher la génération suivante de se hisser vers le succès de la manière américaine classique — l’esprit d’entreprise".
"De manière subtile ou pas, les affrontements autour des droits de succession étaient influencés par l’argent même de Buffett. Certaines personnes accusaient les gens riches comme Buffett d’éviter les impôts parce qu’ils avaient amassé leur fortune grâce à des investissements peu taxés. Mais dire que Buffett investissait pour éviter les impôts revenait à dire qu’un bébé buvait son biberon pour remplir ses couches. En fait, Buffett était parmi les premiers à dire que les impôts sur l’investissement étaient injustement bas. C’était même une autre de ses causes : il voulait augmenter le taux d’imposition sur les plus-values. Il aimait à comparer son taux d’imposition à celui de sa secrétaire, soulignant combien il était injuste qu’elle paie un taux d’imposition plus élevé sur ses revenus que lui simplement parce que la majeure partie de ses revenus provenaient de l’investissement".
"Ayant déjà mis en colère tous les ploutocrates et aspirants ploutocrates, mais vu que sa crédibilité atteignait des sommets dans d’autres domaines, Buffett s’engagea à prolonger le combat contre l’annulation de la loi sur les droits de succession ; il continuerait sur ce thème pendant des années. Il se prononça à nouveau sur un autre sujet devant le Comité de politique démocratique juste avant les premiers coups de feu de la Guerre en Irak de 2003. Il déclara que le plan du Président Bush visant à réduire les impôts sur les dividendes était ‘de l’Etat-Providence pour les riches’. Dans le Washington Post, il écrivit un article sur le ‘vaudou du dividende’, notant une nouvelle fois que son taux d’imposition était plus bas que celui de Debbie Bosanek [une secrétaire, ndlr.]. La réaction des conservateurs contre ce nouveau manifeste populiste de Buffett fut rapide et féroce. ‘Les millionnaires bouillent de rage devant la trahison de Buffett vis-à-vis de leur classe’, déclara l’un d’entre eux".
"Telle était bien son idée. [Buffett] était d’avis que les Etats-Unis n’avaient jamais été pensés comme un pays où les gens ayant de l’argent représenteraient une ‘classe’ qui s’auto-perpétue en accumulant toujours plus de richesse et de pouvoir".
Si vous voulez lire la suite (et le début) de la vie de Warren Buffett — et tout savoir sur son approche de l’investissement, son éthique personnelle et les choix qui l’ont mené là où il en est aujourd’hui… c’est par ici — et c’est passionnant (et je ne dis pas ça uniquement parce que j’en ai traduit la moitié !).
Meilleures salutations,
Françoise Garteiser
La Chronique Agora