Aussi fantastiques soient-elles, certaines actions doivent être appréhendées avec beaucoup de prudence.
Comme nous l’avons vu dans notre article précédent, les débats autour de Nvidia oscillent entre ceux qui craignent une bulle spéculative liée à l’IA et ceux qui voient en l’entreprise une source de croissance infinie. Si ses performances financières sont impressionnantes, malgré une récente chute de son action, est soulevée la question de sa valorisation à long terme.
Rentabilité ne rime pas forcément avec efficacité
Ce n’est pas parce que le cours d’une entreprise est à un niveau de plus en plus élevé qu’il ne faut pas se poser des questions sur son efficacité économique (du moins, pour certaines de ses activités), ainsi que sur sa productivité. Le cours d’une action intègre des anticipations de rentabilité et de profitabilité future. Ce cours n’a que faire de l’efficacité et de la productivité de l’entreprise, encore moins de son utilité économique et sociale. Naturellement, si l’entreprise peut être à la fois rentable, efficace et productive, c’est parfait.
Cela étant dit, il faut noter que dans les économies développées, les gains de productivité ralentissent de façon continue, et ce malgré la digitalisation et la généralisation des nouvelles technologies.
Ce phénomène est dû à deux raisons.
- Ce que l’on ne dit pas assez, c’est que nous faisons le constat d’entreprises très rentables (avec de fortes rentes de monopole, dans le cas de certaines de nos Sept fantastiques) alors même que l’on ne sait pas mesurer correctement leur efficacité et leurs gains de productivité.
- Par ailleurs, il faudrait faire preuve de patience (ce qui n’est pas ce qui caractérise les marchés financiers) pour voir les effets sur les gains de productivité des nouvelles technologies et du digital, comme il avait fallu être patient lors des innovations du passé. Tant que les organisations des entreprises n’ont pas été suffisamment anticipées aux besoins des nouvelles technologies, il est normal de noter que celles-ci n’ont pas entraîné un redressement des gains de productivité. Cet élément est donc le signe que les valorisations des entreprises des nouveaux secteurs ont par nature toujours tendance (en moyenne) à être surévaluées avec des attentes déraisonnables et capricieuses à court terme.
La pérennité du business model
L’entreprise Nvidia accapare presque le marché. Toute personne construisant une technologie d’IA est contrainte d’utiliser les produits de Nvidia, étant donnée son avance en matière de développement de GPU haut de gamme.
Des rivaux tels qu’Intel et AMD travaillent depuis des mois sur le développement de leurs propres GPU pour concurrencer ceux de Nvidia. Les plus grands clients de Nvidia – de grands acteurs technologiques tels que Microsoft, Facebook, Google, Amazon et Apple – travaillent tous sur le développement de leurs propres GPU, pour ne plus dépendre de Nvidia, à long terme. L’extraordinaire réussite de Nvidia en fait donc une cible, avec des interrogations sur la pérennité de son business model monopoliste pour l’instant.
Historiquement, les plus grosses capitalisations du moment ne sont pas forcément, ni systématiquement, les vainqueurs de demain. Qu’on en juge.
- Début de la décennie 1980, nous pensions vivre dans un monde de prix du pétrole durablement de plus en plus élevés. Il y avait alors cinq majors pétrolières figurant parmi les dix plus grosses capitalisations boursières (Exxon, Mobil, Royal Dutch, Standard Oil, Schlumberger). Seul Exxon continue à faire partie des mastodontes aujourd’hui.
- Début de la décennie 1990, nous pensions que le Japon allait dominer le monde avec huit sociétés japonaises (dont six banques) qui figuraient dans le top dix : NTTDoCoMo, Toyota, Bank of Tokyo, Fuji Bank, Sumitomo Bank, Industrial Bank of Japan, UFB Bank, Dai Ichi Kangyo Bank. Il est stupéfiant de constater à quel point les marchés se sont trompés quant aux perspectives du secteur bancaire japonais.
- Début de la décennie 2000, c’était l’euphorie avec le boom des TMT (pour technos, médias, TMT) dont Microsoft, General Electric (pas une vraie TMT), Cisco, Lucent, Intel, Deutsche Telekom. Les dix plus grosses capitalisations boursières auront connu des fortunes diverses.
- Début de la décennie 2010, nous croyions que la Chine allait devenir rapidement la première puissance économique du monde. Trois valeurs chinoises – PetroChina, ICBC et China Construction Bank – se sont retrouvées parmi les dix plus grosses capitalisations boursières mondiales (reléguées plus loin dans les classements aujourd’hui).
- Que nous réserverons les Sept fantastiques de la décennie 2020 ? Au début de la présente décennie, sept valeurs de la tech figuraient parmi les dix plus grosses (cinq sociétés américaines, deux sociétés chinoises). Nvidia était encore inconnue du grand public.
Les marchés dont la principale caractéristique est d’anticiper le futur ont étrangement beaucoup de mal à bien prendre en compte les ruptures et les changements de modèles économiques des entreprises.
Le risque règlementaire
Comme pour Alphabet, Meta, Microsoft et Amazon, les régulateurs finiront aussi par se demander si le nouveau monstre des puces n’abuse pas parfois de sa position dominante.
Un récent article des Echos datant du 6 juin dernier l’exprime clairement, sous la plume de David Barroux :
« Force est de constater qu’il ne s’agit pas de la rentabilité ‘normale’ d’entreprises performantes dans un vrai système économique libéral où la concurrence et la prise de risque sont récompensées. L’économie des monstres techs est une économie de rentes avec des puissances économiques monopolistes. Cette concentration des positions dominantes de ces entreprises provoque ainsi une hausse continuelle de leur taux de marge bénéficiaire. »
Au-delà des fondamentaux, cet exercice – avec la prise en compte de ces trois éléments – devrait être systématisé pour beaucoup de valeurs dites de la « nouvelle économie ». Nous verrions alors qu’aussi « fantastiques » soient-elles, certaines actions doivent être appréhendées avec beaucoup de prudence.