La Chronique Agora

Mal des montagnes, l’intégrale

▪ Le mal aigu des montagnes (MAM), ou maladie de Monge, est un syndrome de souffrance, lié à une montée trop rapide en haute altitude, à l’absence d’acclimatation et à une sensibilité personnelle plus ou moins importante. Ses symptômes sont des céphalées, des nausées et des vomissements, de l’insomnie, une fatigue générale, une lassitude, des vertiges, des troubles de l’équilibre, une dyspnée et de l’inappétence.

Il s’agit donc d’une maladie fréquente touchant des gens en bonne santé mais exposés à un environnement extrême de haute altitude. Son incidence est variable, mais augmente très rapidement avec l’altitude ; elle serait de 15% à 2 000 mètres d’altitude et de 60% à 4 000 mètres.

Ce mal apparaît après un délai de quelques heures en altitude ; il régresse avec l’acclimatation et disparaît immédiatement à la descente.

[Les manifestations] vont de la simple céphalée à l’oedème cérébral et pulmonaire.
Les céphalées sont la manifestation la plus commune du mal des montagnes, rétrocédant à la prise d’antalgiques, à la prise d’oxygène ou à la redescente.

Dans un stade plus avancé surviennent des nausées, une fatigue, un vertige, des difficultés d’endormissement… Le tout est rassemblé sous le vocable de ‘mal aigu des montagnes’. Il survient entre six et 12 heures après l’arrivée en altitude et s’estompe en quelques jours.

L’oedème cérébral doit être soupçonné devant l’apparition de troubles de la conscience pouvant aboutir au coma et à la mort s’il n’est pas pris en charge correctement. Il faut naturellement éliminer les autres causes possibles de ces troubles de la conscience (alcoolisation, hypoglycémie…)

Un oedème aigu du poumon peut également survenir, caractérisé par un essoufflement important, des crachats rosés, une auscultation pulmonaire caractéristique (crépitations)".

▪ Avant l’aube, Marta avait préparé le petit-déjeuner. David et Agustin, qui étaient montés de Cafayate la nuit précédente, s’occupaient de leurs chevaux dehors. Jorge avait quant à lui amené trois chevaux, deux mules et deux burros. L’un des burros n’était guère plus grand qu’un gros chien. Nous pensions qu’il n’avait pas terminé sa croissance.

"Non, non", nous dit Jorge, "ce n’est qu’un burrito".

Nous en avons déduit que la vallée abritait une espèce d’âne nain et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter de le voir chargé de quatre jours d’équipement pour notre randonnée vers la Puna.

Jorge et Gustavo ont ensuite sellé les chevaux, puis bâté la mule et l’autre burro. Il ne semblait guère évident de faire tenir ces montagnes de paquets sur leurs dos, mais ils semblaient avoir un système pour y parvenir.

Napoléon a envahi la Russie avec moins

"Napoléon a envahi la Russie avec moins", avons-nous dit à Sergio.

La hiérarchie des ranchs — du moins ceux appartenant à des étrangers — est la suivante : propriétaire, administrador, encargado, capataz. Dans notre cas, l’administrateur est un avocat à Salta. L’encargado fait le lien entre le ranch et le monde extérieur ; il apporte le ravitaillement, garde un oeil sur tout et fait son rapport à l’administrateur, lequel transmet au propriétaire. Le capataz est le contremaître du ranch. C’est grâce à lui que tout se passe bien.

Sergio est l’encargado. Jorge est le capataz.

"Eh bien, il nous faut beaucoup de choses", a répondu Sergio. "C’est difficile, là-haut".

Nous réaliserions 12 heures plus tard ce que "difficile" signifiait.

▪ L’hiver vient
"Hmm… le vent est froid", a dit Jorge, levant les yeux vers le ciel. Il y avait des nuages, hauts, légers, en écailles. A cette époque de l’année, une telle formation marque l’arrivée des vents hivernaux.

Après un rapide petit-déjeuner d’oeufs, de toasts et de café, nous nous sommes mis en selle. Marta et Gustava nous saluèrent de la main — "que vayan bien" — et l’expédition se mit en route.

Sur la carte, cela semblait relativement simple. Nous chevaucherions pendant 10 heures, vers la maison de notre puestero le plus éloigné — Sylvia. Là, nous monterions notre camp pour y passer la nuit et nous nous dirigerions le lendemain vers notre destination, Rio de los Patos.
Les chevaux, les cavaliers et les burros sortirent tranquillement, contournant l’arrière de la maison pour rejoindre la piste grimpant la colline vers la "route principale" menant aux pâturages d’altitude. Nous n’étions pas en route depuis plus d’une demi-heure quand le premier problème se présenta. Le chargement des burros se déséquilibrait, de sorte qu’il fallut le réajuster. Jorge sauta de sa mule (il préfère les mules, pour les randonnés en montagnes) et tira vigoureusement sur les cordes pour les resserrer.

Le burro n’apprécia pas pareil traitement ; il tourna la tête pour tenter de mordre Jorge.

"Ahh… burro !" lui cria Jorge en souriant

"Ahh… burro !" lui cria Jorge en souriant.

Nous avions parcouru cette partie de la piste de nombreuses fois — mais nos hôtes eurent plus de mal.

"J’espère que le reste de la chevauchée ne sera pas aussi escarpé", dit David, un Américain féru d’équitation qui vit en bas, à Cafayate.

"Non", avons-nous répondu. "Ce sera bien pire".

Bientôt, nous étions sur la "route", avançant à relativement bonne allure. Mais il était déjà clair que nous prenions du retard.

"Nous devons y arriver avant la nuit", expliqua Jorge. "Sinon, il sera très difficile de monter les tentes et préparer notre dîner".

▪ Tirer, pousser, ça grimpe pareil
Arriver avant la nuit devint donc notre principale préoccupation. Pour ce faire, Jorge poussa les burros.

"Ayyyup ! Ayyyup !"

On ne peut pas mener un burro. On ne peut pas pousser une mule

"On pousse les burros et on tire les mules", expliqua-t-il. "Ils ont des personnalités différentes. On ne peut pas mener un burro. On ne peut pas pousser une mule".

Les burros n’étaient pas attachés mais allaient là où Jorge leur indiquait, le long du chemin vers le col… puis dans la grande vallée de l’autre côté.

La vallée en question est appelée Compuel. Elle fait environ 10 000 acres ; au milieu coule une rivière. En dépit de sa taille, Compuel ne nourrit que 200 de nos bêtes. Elle pourrait en accueillir 100 de plus au moins, mais elle est en train de devenir le site d’une guerre de pâturage. Une bonne partie de l’herbe disponible est mangée par des burros, des moutons et des lamas qui ne nous appartiennent pas. Leurs propriétaires pensent — probablement à raison — que nous ne pourrons pas nous débarrasser d’eux. Mais c’est une histoire pour un autre jour…

David vérifia son GPS.

"Nous sommes à 3 500 mètres d’altitude. Si le GPS ne se trompe pas, il y a environ 40 km jusqu’à l’endroit où nous allons et nous avons fait à peu près la moitié".

Mais il était déjà deux heures de l’après-midi et nous devions nous arrêter pour déjeuner. Le vent soufflait fort. Jorge nous mena jusqu’à un gros rocher fournissant un abri. Là, dans un coin, il fit un feu, l’entoura de pierres, embrocha quelques morceaux d’agneau sur des baguettes aiguisées et les posa sur les braises.

Agustin est un jeune Argentin de Buenos Aires qui a épousé une jeune fille de la région et vit désormais à Cafayate. Beau garçon, amical, avec des cheveux noirs et une peau pâle, il a suivi une formation d’oenologue à Bordeaux et en Italie, de sorte qu’il parle désormais le français et l’italien en plus de l’espagnol. Il développe une affaire dans la vallée, où il produit des vins de très haute qualité qu’il vend ensuite aux Chinois à des prix tout aussi élevés. Il avait apporté plusieurs bouteilles — chacune un exemple de ce que la vallée pouvait produire — pour le voyage.

"Ca, c’est un Tannat", dit-il, débouchant une bouteille.

Il versa le vin dans nos gobelets en plastique tandis que Sergio proposait l’agneau rôti à la ronde.

"C’est ric-rac : le soir tombe à 19h30"

"Si nous partons d’ici à 15h, nous devrions arriver vers 19h", calcula Jorge. "C’est ric-rac : le soir tombe à 19h30".

Selon l’article de Wikipédia US sur le mal des montagnes, les alpinistes expérimentés ne grimpent pas plus de 300 m par jour, se donnant ainsi le temps de s’adapter à l’altitude. Nous étions déjà passés de la maison principale, à 2 800 m, à notre pâturage à 3 500 m, soit plus de deux fois ce dénivelé.

Mais nous n’avions pas consulté Wikipédia ou toute autre autorité avant de commencer notre expédition. Nous n’avions que l’avis de Jorge, selon qui ça pouvait être fait. Et notre plan comprenait une ascension supplémentaire — jusqu’à 4 000 m — d’ici la fin de la journée. Nous grimperions de 1 200 m — soit quatre fois la recommandation pour les alpinistes — en une seule journée.

▪ Les choses se compliquent
Après le déjeuner, nous avons chargé mules et burros, vérifié les sangles de nos chevaux et nous nous sommes remis en marche. Nous traversions maintenant la vallée, sur une large plaine marécageuse et sans relief où l’herbe verte était arrosée par une petite rivière qui traçait des arabesques au fond de la vallée.

Plusieurs fois, il fallut s’arrêter pour réorganiser le chargement

Au bout d’une heure, nous sommes entrés dans un défilé étroit et avons pris un chemin à flanc de colline. Nous avons continué de grimper sur ce chemin, de plus en plus haut. Plusieurs fois, il fallut s’arrêter pour réorganiser le chargement. A chaque fois, Jorge sautait de sa mule pour s’en charger et devait souvent courir jusqu’à l’avant pour rattraper les burros. Agustin descendait de cheval pour l’aider. Il fallait deux hommes — un de chaque côté –pour pousser et tirer le chargement jusqu’à ce qu’il soit bien en place puis resserrer les cordages.

Nous avons essayé de les aider, mais la tâche nécessitait plus de connaissances du jargon local et de coordination que ce dont nous étions capables de faire preuve… De plus, nous remarquions déjà que l’oxygène se faisait rare. L’effort nécessaire pour monter et descendre de nos montures suffisait à nous essouffler.

La tâche n’était jamais facile. Elle était rendue plus difficile encore par l’étroit petit sentier, pris entre des rochers d’un côté et une falaise de l’autre, sur lequel nous devions l’accomplir.
C’est ce type de tâche qui a failli coûter la vie à votre rédacteur …

Nous sommes en train de nous tailler une réputation dans la région.

"Don Bill n’est pas bon cavalier. Mais au moins, quand il tombe, il se relève."

"Don Bill n’est pas doué pour s’occuper du bétail, mais il court vite et peut sauter sur une clôture pour échapper au taureau."

"Don Bill n’est pas bien malin mais il a la peau dure, pour un gringo."

"Don Bill n’est pas bien malin mais il a la peau dure, pour un gringo."

Cette réputation trouve sa source dans divers incidents ; nous en avons déjà décrit quelques-uns. En l’occurrence, durant cette expédition vers le Rio de los Patos, nous nous trouvions sur un chemin difficile, à flanc de montagne. Sur la droite, de gros rochers. Sur la gauche, une falaise et un à-pic de plusieurs dizaines de mètres. Lorsque le chargement de l’un des ânes, qui avait glissé de côté, nous força à faire une pause, il fallut descendre de cheval du côté gauche : il n’y avait pas de place sur la droite. Nous nous sommes donc retrouvé debout sur un rebord d’une trentaine de centimètres, et sommes parti vers l’avant pour voir si nous pouvions porter assistance à Jorge.

Celui-ci nous fit signe qu’il n’avait pas besoin d’aide : nous sommes donc resté debout sur notre rocher, les rênes de notre cheval en main.

Le cheval fit un bond vers nous, nous précipitant par-dessus le rebord

Soudain, sans raison apparente, le cheval fit un bond vers nous, nous précipitant par-dessus le rebord. Après une descente de 15 pieds environ, nous sommes tombé dans les ronces, sur des rochers. Nous aurions pu tomber plus bas encore, ce qui aurait pu avoir des conséquences fatales, mais nous tenions toujours les rênes dans notre main droite, ce qui permit de ralentir notre chute. Cela n’était pas, en soi, sans danger : nous aurions pu emporter le cheval dans notre élan, et c’est nous qui aurions ralenti sa chute… mais nous n’avons pas eu le temps d’y réfléchir. Heureusement, l’animal tint bon.

Contusionné et couvert d’épines, nous nous sommes relevé, sommes remonté à cheval et avons repris la route.

"Vous avez eu de la chance," a commenté Agustin. "Cela aurait pu être bien pire."

La marche reprit, toujours plus haut dans la vallée. De l’herbe de la pampa poussait dans la rivière. Sur les collines, on voyait parfois des herbes et des buissons épineux, parfois les rochers nus.

Les burros, conduits par Jorge à l’avant, sortirent les premiers du passage étroit, suivi par le reste de notre troupe, avec Agustin qui tirait la mule de bât. La vallée rocailleuse laissa place à un espace plus large et plus herbeux traversé par une rivière, qui débouchait en s’élargissant sur de larges collines couvertes de prairie.

▪ Rencontre avec Sylvia
Chaque cheval avait sa personnalité propre. Elizabeth chevauchait un criollo noir, très énergique. Il aimait être chef de file et secouait la tête quand on le retenait. Maria, la femme de Jorge, était couverte de la tête aux pieds (chapeau, écharpe, manteau, pantalon, bottes) et montait un autre criollo, brun avec un front blanc. David et votre correspondant étaient tous les deux à dos de criollos couleur daim, et Agustin avait loué un cheval — un bien joli paso fino.

Nous avions prévenu Agustin que les paso fino n’étaient pas assez durs à cuire pour une randonnée en montagne.

"Ne vous en faites pas. Il est costaud," nous a-t-il répondu.

Nous avons chevauché au total environ 10 heures, la plupart du temps en montée

Il n’a pas vraiment eu le choix. Nous avons chevauché au total environ 10 heures, la plupart du temps en montée. Le taux d’oxygène dans l’air diminuait. Et il faisait de plus en plus froid.

Nous avons sorti nos vestes, nos écharpes et nos gants de nos sacs. David enfila un poncho.

Alors que nous atteignions des pâturages plus verts, plus en altitude, nous avons remarqué un groupe de lamas. De drôles de bêtes, avec de longs cous et de petites têtes. Ils n’avaient pas peur de nous : ils étaient plutôt curieux. Ils nous étudièrent au passage.

Parmi ces lamas, plusieurs étaient très jeunes, avec des jambes filiformes. Tous étaient couverts d’une épaisse couche de laine — certains étaient blancs, d’autres noirs, d’autres bruns, et beaucoup étaient un peu des trois. Alors que nous nous approchions de la hutte de pierre où habite Sylvia, les lamas devinrent plus nombreux. Il y en eut d’abord des dizaines, puis des centaines.

Sylvia est une femme d’environ 40 ou 45 ans. Elle boite, et l’une de ses jambes forme un angle étrange avec l’autre.

"Sa mère est morte quand elle était encore bébé," expliqua Maria. "Son père était parti dans les montagnes. Elle a été laissée seule avec ses frères ainés. Elle a développé une sorte d’abcès, une infection à la jambe. Ses frères n’ont pas fait très attention, et elle n’a pas été traitée. Elle est restée infirme."

Malgré le froid, elle ne portait ni manteau ni gants, ni rien aux pieds à part des sandales

Sylvia portait un pantalon par-dessus lequel elle avait enfilé une jupe orange vif. Au-dessus, elle portait un pull fait maison, sans doute en laine de lama. Sur sa tête, un chapeau andain –lui aussi décoré de motifs floraux aux couleurs vives. Malgré le froid, elle ne portait ni manteau ni gants, ni rien aux pieds à part des sandales. Ce détail semblait si étrange, étant donné le froid, que nous avons eu du mal à y croire. Mais, de tout le temps que nous avons passé avec elle, nous n’avons jamais rien vu d’autre à ses pieds.

Nous sommes arrivés à sept heures et quart environ. La lumière tombait déjà, les derniers rayons du soleil perçaient au-dessus de la montagne à l’est. Nous nous sommes empressés de desseller les chevaux et de décharger les mules et les ânes. Ensuite, Jorge les regroupa par paires. Il entrava l’un des animaux de chaque paire avec une corde de laine attachée à ses pattes avant, puis attacha une autre corde entre le cou de l’animal entravé et son partenaire. Ainsi entravés et attachés les uns aux autres, ils ne pouvaient pas aller bien loin, mais pouvaient tout de même brouter et aller s’abreuver.

Il faisait de plus en plus froid. Nous avons essayé, les doigts gourds, de monter nos tentes et d’aider Jorge avec les chevaux. Mais le travail fut bientôt fait. Les chevaux du coin s’en allèrent sur les pâturages et disparurent bientôt dans l’obscurité. Les deux chevaux de Cafayate, cependant, semblaient perplexes. Ils restèrent devant la maison jusqu’à ce que Jorge finisse par leur faire peur… même alors, ils hésitèrent, semblant se demander ce que l’on voulait d’eux.

Sylvia était au courant de notre arrivée. La cour de la maison, l’espace entre les trois petits bâtiments, avait été balayée récemment.

Les bâtiments étaient faits de pierre, trouvées en abondance dans les parages. La perfection architecturale de l’ensemble n’avait visiblement pas été une priorité. Les murs n’étaient pas nécessairement droits. Les portes, faites de planches en bois de cactus attachées ensemble avec des liens de cuir, étaient de travers. La cuisine n’avait pas de porte du tout. Son entrée en granit était brillante, la trace de mains qui avaient dû s’y frotter pendant de très longues années, souvent graisseuses après avoir tué l’un des nombreux lamas ou moutons qui peuplaient la vallée.

"Ils n’ont rien d’autre que des lamas et des moutons," expliqua Jorge. "Ils n’ont ni verger ni potager. Rien ne pousse ici, que de l’herbe."

"De quoi vivent-ils ? Ils ne peuvent pas manger que des moutons et des lamas."

"De quoi vivent-ils ? Ils ne peuvent pas manger que des moutons et des lamas."

"Eh bien si, et ils ont aussi quelques têtes de bétail. Enfin, ils descendent parfois acheter des pommes et des noix chez nous. Je les leur donne. Et ils font du troc avec d’autres pour avoir du maïs. Ils ont assez pour vivre. De la viande, du lait, du fromage — et puis du maïs et des noix."

"Et maintenant, ils ont des aides du gouvernement ; ils peuvent acheter des choses et les ramener ici à dos de mule."

Sylvia a un regard perçant et parle un patois local qui donne l’impression qu’elle crie ou qu’elle aboie. Il nous faut un moment pour la comprendre. Si nous avons bien compris, son père lui a donné ce puesto il y a quatre ans. Ses frères n’en voulaient pas. Trop loin. Trop froid. Trop aride.

Il n’y a pas d’arbres, rien que des montagnes nues, couvertes d’herbes et de neige à l’ouest

Il n’y a pas d’arbres, rien que des montagnes nues, couvertes d’herbes et de neige à l’ouest, et une petite rivière qui gargouille quelques mètres plus bas.

Elle a trois enfants. L’aîné est un garçon qui a travaillé pour nous un moment, avant de partir. Il travaille aujourd’hui dans le bâtiment à Salta. Il semblait intelligent et sûr de lui.
Sa fille Claudia reste au puesto à plein temps, et s’occupe des moutons et des lamas. Claudia a environ 18 ans. Elle est un peu ronde et porte un jean, des baskets, un gros pull et le même chapeau andain à large bords que sa mère.

Sa plus jeune fille, Nancy, reste à l’école près de la ferme, dans la vallée. Nancy est l’une des élèves de la classe d’anglais d’Elizabeth, et c’est l’une des plus rapides. Sylvia passe le plus clair de l’année scolaire en bas près de l’école, dans une petite maison en torchis qui appartient au ranch, pour pouvoir être avec Nancy.

"Est-ce que j’ai bien compris," avons-nous demandé à Maria. "Claudia reste ici seule la plupart du temps pendant que Sylvia est dans la vallée avec Nancy ?"

"Oui. C’est très étrange qu’une fille de cet âge vive seule dans un endroit si reculé. Mais c’est ainsi que vont les choses depuis quatre ou cinq ans. Sylvia revient de temps à autre. Mais il faut quatorze heures de marche, donc elle ne peut pas le faire souvent.

Cela dit, Claudia n’est pas entièrement seule. Il y a une autre famille ici — enfin, ils sont à quatre heures de marche — et ils se retrouvent une fois par semaine environ. Ils sont tous cousins, ou ont le même père. Il est difficile de s’y retrouver, parce que le père de Sylvia avait plus qu’une famille."

Dans la cuisine, un feu avait été allumé sur le sol en terre, entouré de pierres. Un grill avait été placé sur le feu, sur lequel on avait installé deux casseroles et une bouilloire. Dans l’une des casseroles, notre dîner : du riz.

Il n’y avait pas de toilettes, pas d’évier, pas d’eau courante

La fumée emplissait la cuisine. Il n’y avait pas de cheminée. La fumée s’échappait par le toit, ou par la porte ouverte. Il n’y avait pas de toilettes, pas d’évier, pas d’eau courante. Pas de table de cuisine. Ni réfrigérateur ni cuisinière. Sylvia, Claudia et Elizabeth s’assirent sur des chaises minuscules autour du feu en discutant.

Elizabeth découpa une saucisse que nous avions amenée avec nous et en mit quelques morceaux dans le riz. C’était très bon.

"Non merci," dit Jorge sans prendre l’assiette qui lui était tendue.

"Vous ne mangez rien ?"

"Non… Je ne mange jamais rien à dîner quand je suis ici. Autrement, je n’arriverai pas à dormir."

Suivant l’exemple de Jorge, nous n’avons mangé que quelques bouchées avant de rendre l’assiette à Elizabeth.

Nous avions déjà suffisamment de mal à respirer sans avoir à gonfler un matelas

▪ Nuit blanche
La nuit tombait alors que nous nous dépêchions d’assembler nos lits. Nous avions des matelas à air, mais la pompe ne fonctionnait pas. Nous avons essayé de les gonfler en leur prodiguant un bouche-à-bouche digne d’un sauveteur en mer, mais c’était sans espoir. Nous avions déjà suffisamment de mal à respirer sans avoir à gonfler un matelas.

Au lieu de cela, nous avons rassemblé les couvertures des chevaux et les avons posées par terre. Ce serait notre lit. Par-dessus, nous avons installé nos sacs de couchages, recouverts d’un poncho.

L’un des bâtiments était une chambre à coucher. A l’intérieur, il y avait deux lits, couverts de plusieurs couches de couvertures en laine de lama.

"Si vous souhaitez dormir à l’intérieur, vous êtes les bienvenus," proposa Sylvia. "Claudia et moi pouvons nous partager un lit."

Agustin, qui n’avait pas emmené de tente, accepta son offre. Pendant ce temps, Sergio et Jorge montaient les leurs à l’abri du mur de pierre, pour tenter de se protéger du vent très fort. David avait une tente pour une personne en forme de saucisse qu’il monta près de la nôtre.

Un peu de thé fait d’herbes locales, et il fut l’heure pour tout le monde d’aller se coucher.

Mais se coucher ne veut pas dire dormir… Le vent hurlait, et menaçait d’emporter nos tentes. Même protégées par les bâtiments et les murs de pierres, il soufflait très fort contre leurs fines parois.

Et il faisait froid. La température était déjà tombée au-dessous de zéro, et la nuit venait à peine de commencer.

Que pouvait-il bien y avoir là dehors ? Un puma ?

Nous nous sommes installés en rampant. Le sol était dur comme du béton, même avec les tapis de selle ouatés des chevaux au-dessous de nous. Mais nos sacs de couchages étaient bien chauds. Elizabeth s’endormit immédiatement, épuisée par la chevauchée de la journée.
Les chiens commencèrent à aboyer. Un, puis deux, puis tous les trois. Que pouvait-il bien y avoir là dehors ? Un puma ? Il n’y avait sans doute pas d’autre humain à des kilomètres à la ronde.

Après un moment, les chiens se calmèrent. Le vent soufflait plus fort encore, un méchant vent froid. Comment les chiens et les chevaux pouvaient-ils le supporter ? Les chevaux avaient eu la vie dure toute la journée, sans rien manger. Maintenant, la nuit était d’un froid glacial et ils n’étaient pas protégés du vent.

Sur le dessus de notre tente, un pan se souleva ; il était tout petit. C’était peut-être mieux ainsi : nous avions besoin d’autant d’oxygène que possible. Par l’ouverture, nous pouvions voir le ciel le plus étoilé que nous ayons jamais vu. Des millions d’étoiles. Tout un nuage. Il n’y avait pas de lune pour leur faire de l’ombre, ni d’atmosphère pour bloquer leurs rayons. Elles étaient si brillantes que même sans lune, il faisait clair dehors.

L’expérience dans son ensemble était assez étrange… et même furieusement bizarre

Nous sommes resté allongé, éveillé, à réfléchir à la série d’évènements et de pensées qui nous avaient amené — au-delà de l’âge de la retraite — à dormir dehors sur un sol dur à presque 4 000 mètres d’altitude, au milieu d’un ouragan qui traversait les parois d’une tente légère. Nous n’aimons pas le camping. Nous n’avons jamais aimé ça. Nous n’avons pas d’affection particulière pour la nature, ni pour les "conditions spartiates" en général, ni pour l’idée de se mesurer aux éléments. L’expérience dans son ensemble était assez étrange… et même furieusement bizarre.

Et pourtant, tout cela avait un certain charme. Nous nous sommes blotti dans notre sac de couchage et avons emmitouflé notre tête dans une écharpe en laine. Le sac de couchage était conçu pour que l’on puisse y rentrer la tête, mais, trop grand, nous avions le chef à découvert.

Nous n’avions pas d’oreiller et tous les tapis de selles nous servaient déjà de matelas. Nous avons donc attrapé l’une de nos bottes et avons roulé une veste par-dessus. Ainsi, en chien de fusil et bien emballé dans notre sac de couchage, nous nous sentions étrangement en paix avec le monde. Hurlez, vents de malheur ! Faites baisser la température ! Nous sommes prêt.

Mais une chose commençait à nous embêter : nous ne parvenions pas à respirer. A chaque fois que nous nous endormions, nous sursautions soudain, suffoqué. En éveil, le corps absorbait autant d’air que nécessaire. Mais à peine endormi, les poumons ne pompaient plus suffisamment d’oxygène. Reprendre conscience en haletant comme si nous avions manqué de nous noyer était parfaitement terrifiant. Et si nous ne nous étions pas réveillé ? Et si le corps en avait eu assez de se battre, et nous avait simplement laissé dériver vers l’inconscience ? Et si des problèmes plus graves pouvaient résulter du manque d’oxygène dans notre sang, des dommages cérébraux, peut-être ?

Nous avons observé les étoiles et nous sommes demandés quels mondes elles abritent

Nous avons donc décidé de rester éveillé. Nous avons écouté le vent, le claquement des parois de la tente… la poussière et les morceaux de cartons qui volaient de-ci de-là dans la cour. Nous avons observé les étoiles et nous sommes demandés quels mondes elles abritent. Nous avons pensé à notre chevauchée… à Sylvia et à sa fille, à comment elles pouvaient supporter une vie aussi rude… Nous avons pensé à notre travail, notre famille, notre avenir.
Nous nous sommes demandé comment des personnes pouvaient encore vivre comme elles le faisaient il y a 1 000 ans, 2 000 ans, ou plus longtemps encore. Comme Jacob, Esaü et Isaac dans l’Ancien Testament — des bergers du Moyen-Orient il y a 5 000 ans.

Non, c’était bien pire. Eux avaient des fruits et des légumes… du vin, même, dans la maison d’Abraham. Et ils ne se gelaient pas l’arrière-train.

Nous n’avons pas pensé à l’argent. Ni à la bourse. Ni à l’économie. Ni à aucune des choses qui sont censées être le thème de ces Chroniques.

En réalité, la seule chose liée à ce sujet fut une soudaine réalisation : celle que l’argent, en fait, n’a pas grande importance.

Bien sûr, ce n’était qu’un fantasme, sans doute provoqué par le manque d’oxygène. Sans argent pour acheter le ranch, nous n’aurions pas été en train de dormir dans une cour en terre battue, sans matelas.

Sans l’argent nécessaire à payer Jorge et Sergio, nous n’aurions pas été en mesure d’accomplir cette chevauchée de 10 heures à dos de cheval… sans parler des 30 heures encore devant nous.

Sans l’argent qui finance notre style de vie coûteux, nous ne serions pas maintenant dehors, en cette nuit glaciale, au milieu de nulle part, à au moins un jour de cheval de chez nous… sans parler des cinq heures de camion nécessaires ensuite pour accéder à un centre de soins, à des restaurants, des hôtels, à tout ce que, normalement, nous associons à un style de vie acceptable.

Sans les ressources nécessaires pour vivre "la belle vie", nous ne pourrions pas partager la casserole de riz de Sylvia, cuite au feu de bois dans une cuisine enfumée sur un sol en terre battue.

Sans les moyens financier de vivre là où nous le souhaitons et comme nous le souhaitons, nous ne serions pas allongé là à suffoquer dans une maigre tente sur le plateau andain.

Sans argent, nous serions maintenant dans une maison confortable, dans une banlieue tranquille… à profiter de notre retraite financée par la sécurité sociale, plus, peut-être, une petite pension.

▪ Un lendemain qui déchante
La nuit passa. Souvent, nous nous endormions pendant quelques secondes… avant de nous réveiller, en aspirant de l’oxygène aussi vite que possible. Nous nous sommes souvent demandé quelle heure il était. Deux heures ? Quatre heures, peut-être ?

Nous avions hâte que le jour se lève.

"J’abandonne. Ce n’est pas pour moi."

"J’abandonne. Ce n’est pas pour moi."

Je ne sais pas quelle heure il était. Il faisait encore sombre. Mais c’était la voix de David. Il décampait. Quittait sa tente pour s’installer dans la cuisine. Il faisait trop froid, dehors.
Nous nous sommes demandé s’il ferait plus chaud dans la cuisine, sans porte. Les murs le protégeraient du vent. Et les pierres avaient sans doute conservé une partie de la chaleur du jour. Le sol avait peut-être même retenu une partie de la chaleur du feu. Mais il ne ferait pas bien chaud.

La nuit continua.

Enfin, une lumière apparut. Des voix. Sylvia parlait à David. Elle s’était levée tôt, se préparant à marcher pendant des heures pour rassembler le bétail et le vacciner.

Nous sommes resté dans notre tente. Il faisait encore sombre. Et il faisait un froid mordant. Enfin, tant que nous restions dans notre sac de couchage, nous n’aurions pas froid.
Il se mit à faire plus clair. A présent, c’est Jorge qui saluait Sylvia. Et Agustin sortit de la chambre à coucher.

"Buenos dias, avez-vous bien dormi ?" demanda-t-il à David.

"Dormi ? Je n’ai pas dormi. S’endormir, ici, c’est du suicide. Je serais mort gelé."

"Ah… c’est bien dommage. J’ai dormi comme un bébé."

"J’ai l’impression que je n’ai pas dormi non plus," dit Elizabeth. "Mais je sais bien que j’ai dû le faire. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de la nuit."

"Moi, je me souviens de chaque instant" avons-nous répondu.

Sergio sortit de sa tente au même moment que nous.

"C’est de la folie ! Les tentes ont failli s’envoler ! Et sur la puna où nous allons aujourd’hui, il fera plus froid encore. Et le vent est capable d’emporter ces tentes. C’est de la folie."

"Nous ne pouvons pas aller plus loin. Nous allons tous mourir de froid."

"Je suis d’accord," dit David. "Nous ne pouvons pas aller plus loin. Nous allons tous mourir de froid."

Jorge était déjà parti chercher les chevaux. Deux d’entre eux — ceux de Cafayate — étaient encore assez proche. Mais nos chevaux et les mules s’étaient éloignés, loin dans la vallée. Ils étaient invisibles depuis la maison.

Jorge poursuivit son chemin, disparaissant peu à peu de vue. Il était parti depuis une bonne demi-heure lorsqu’il réapparut, cette fois-ci à dos de cheval, à cru, le reste des animaux devant lui. Il les ramena jusqu’à la maison, où nous leur avons passé les rênes autour du cou avant de sortir les selles.

Votre rédacteur n’avait pas peur de geler. Il pensait mourir étouffé longtemps avant cela. Ou succomber à un problème lié au "mal des montages" tel qu’il est décrit sur Wikipédia. Passer une nuit blanche est une chose. Trois nuits blanches coup sur coup alors que l’on a passé toute la journée en selle en est une autre.

Et même si nous avions survécu, ce qui semblait peu probable à ce moment-là, nous pourrions regretter notre décision d’avoir entraîné sept personnes avec nous dans une épouvantable excursion de quatre jours. Nous avons posé la question à la seule personne qui savait ce qu’elle faisait.

"Jorge, qu’en pensez-vous ? Devrions-nous avancer ou rentrer ?"

Nous sommes à environ 4 000 mètres. Nous sommes épuisés. Nous sommes gelés

"Attendez une minute," interrompit David. "D’abord, prenons un peu de recul. Nous sommes à environ 4 000 mètres. Nous sommes épuisés. Nous sommes gelés. Ici, au moins, nous pouvons faire un petit feu. Là-bas, nous serons 500 mètres plus haut encore… les vents seront plus forts… et il n’y aura pas de bois pour faire du feu. Je ne suis même pas sûr que les chevaux puissent survivre. Ils n’auront rien à manger. Et il fera affreusement froid."

Au-delà de la cour où nous étions en train de débattre, il y avait le pré. Dans le pré courait une rivière. Mais nous n’entendions plus ses gazouillis : pendant la nuit, elle avait gelé. Les chevaux pouvaient la traverser en marchant sans briser la couche de glace.

"Eh bien, Jorge, qu’en pensez-vous ?"

Jorge sourit. Il était tranquille et confiant, tant quand il faisait froid que quand il faisait chaud, tant à 4 500 mètres qu’à 2 400.

"C’est comme vous l’entendez."

Nous avons remballé nos affaires, avons sellé les chevaux et les avons chargés.

Nous avons chevauché du lever au coucher du soleil et avons atteint la colline derrière le ranch juste avant que la nuit ne tombe. Sergio, qui était parti devant, avait déjà allumé un bon feu dans la cheminée. Nicanora, la soeur de Marta, était dans la cuisine avec Nancy, la fille de Sylvia, et sa propre fille, Rucha. Bientôt, de l’eau chaude coulait dans la douche… des canettes de bière fraîche étaient versées dans des verres… et un ragoût bien chaud était posé sur la table.

"Je suis bien content que nous ne soyons pas sur la puna," déclara Sergio. Tout le monde acquiesça.

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