La Chronique Agora

Les marchés financiers devraient vénérer le dernier film de Tim Burton

Avant d’évoquer le très actuel Alice au Pays des Merveilles sous forme de parabole, nous commencerons cette Chronique du 12 mars par la présentation de nos plus plates excuses aux auditeurs du Téléphone Rouge.

Dans notre message enregistré à 15h45, alors que Wall Street reculait de 0,3%, nous avons annoncé bien imprudemment que la série proprement surréaliste de 11 séances de hausse consécutive du Nasdaq 100 semblait s’interrompre, le fait accompli jouant après la publication de deux bonnes statistiques aux Etats-Unis.

Les inscriptions hebdomadaires au chômage américain sont conformes aux estimations. Le recul atteint 6 000 (à 462 000) à l’issue de la semaine du 6 mars. Parallèlement, le déficit du commerce extérieur des Etats-Unis s’est contracté de 6,5% à 37,3 milliards de dollars au mois de janvier.

Nous aurions mieux fait de tenir notre langue. A peine avions nous fini d’expliquer les raisons « objectives » de la consolidation des places occidentales amorcée jeudi matin que le Nasdaq 100 repassait dans le vert et progressait au-delà des 1 918 points, égalant ainsi son zénith intraday de la veille (1 920 points).

Mais pourquoi avons-nous supposé qu’un indice qui venait d’aligner 19 gains sur une série de 22 séances ne pourrait pas en inscrire une vingtième (sur 23) ? A partir du moment où l’évolution du Nasdaq 100 n’a plus de lien direct avec l’actualité et qu’il s’est amorcé un processus de mouvement perpétuel à la hausse… pourquoi anticiper un repli au seul prétexte — purement empirique — que les arbres ne montent pas au ciel ?

▪ Les vrais arbres ne le peuvent pas… mais ceux qui sont conçus informatiquement ne sont soumis à aucune limite — si ce n’est l’imagination de leurs concepteurs.

Dans un marché à la Lewis Carroll, la traversée du miroir est possible, la reine de coeur nous invite à croire à l’impossible… et c’est systématiquement l’impossible qui survient.

A l’image d’Alice, les cours de Bourse ne peuvent qu’être trop grands ou trop petits, jamais proportionnés par rapport au monde qui les entoure.

A l’image du Pays des Merveilles, la douleur arrive avant la blessure, le repos avant le sommeil, l’effet précède la cause… et le chat de Cheshire affiche devant ce monde à l’envers un sourire imperturbable : c’est ainsi que se rêvent les chartistes.

Rien de ce qui survient ne les émeut. Toutes les sortes d’occurrences leurs sont indifférentes ; elles ne constituent qu’un simple objet d’analyse, en face duquel ils doivent demeurer d’une parfaite neutralité, de façon à ne pas être aveuglés par leur propre subjectivité.

Six ou sept séances de hausse d’affilée ne sont mathématiquement pas plus extraordinaires que 11 ou 12. Demain sera un autre jour et les pendules statistiques seront remises à zéro !

Cependant dans l’univers chartiste, la probabilité d’un nouveau gain ou d’un repli n’est pas égale à 0,5. Elle est fortement prédéterminée par l’orientation sous-jacente d’une vaste palette d’indicateurs reflétant la force d’un mouvement : plus la hausse perdure, plus le diagnostic technique sera positif (ralliant toujours plus d’acheteurs)… et ainsi de suite.

Paramétrez ensuite des ordinateurs qui se plient aveuglément à ce type de règles — et vous obtenez le genre de marchés auxquels nous sommes confrontés depuis une bonne décennie.

Entre anticyclone massif posé comme un couvercle durant des semaines et dépression se creusant inexorablement, la météo boursière devient profondément ennuyeuse et répétitive, comme un automne pluvieux à Dublin ou un printemps sec et brûlant dans le désert de Gobi.

Le paradoxe, c’est qu’à force de créer de l’uniformité — fruit d’une pensée unique se réclamant d’une rationalité pure –, la modélisation et l’automatisation des échanges aboutissent à une situation totalement improbable. L’envers y remplace l’endroit, l’abondance de structures identiques y remplace le vide de sens… et les cartes se mettent à jouer toutes seules.

▪ Lewis Carroll serait surpris d’observer que son monde imaginaire absurde et tourmenté d’enfant brimé, d’éternel célibataire et de mathématicien ouvertement asocial de la fin du XIXe est devenu réalité dans une sphère financière ultralibérale (antithèse intégrale de l’Angleterre victorienne) un siècle plus tard.

Le film de Tim Burton adapté du célèbre roman de Lewis Carroll a fait un carton lors de sa sortie ce week-end aux Etats-Unis et dans neuf autres pays. Mais l’aimable divertissement — un peu délirant — auquel s’attendent les spectateurs ne se résume certainement pas à un innocent conte pour enfant.

Alice commence en effet par dégringoler dans un monde souterrain, lequel s’avère en fait beaucoup plus proche du cauchemar éveillé que d’une épopée initiatique façon Merlin l’Enchanteur, Royaume de Narnia ou Pinocchio (le plus symbolique de tous les contes).

Alice au Pays des Merveilles constitue l’envers d’une vraie vie — celle de Lewis Carroll — qui n’avait justement rien de merveilleux et lui laissera une série de blessures psychologiques indélébiles. Il s’attachera toute sa vie à museler ses émotions : l’éducation victorienne à laquelle il fut soumis impliquait châtiments corporels et occultation de toute manifestation de joie de vivre. Ensuite, il se tint le plus éloigné possible des chaos du monde des adultes.

▪ Cette équanimité glaçante à laquelle il s’astreignait n’est pas sans rappeler celle que cultivent les chartistes. Ils ne se préoccupent que de l’efficacité de leur stratégie et se désintéressent totalement de l’influence — où surtout de l’absence d’influence — du monde réel sur les cours en ce début de XXIe siècle.

Le marché, dont la fonction est de fixer le juste prix, est désormais déconnecté des éléments contextuels et constitutifs d’une valeur — voilà typiquement une notion subjective, voire émotionnelle, à bannir !

Le marché ne valide plus comme information que le cours algébrique, le seul élément « objectif » que soit capable de traiter un ordinateur. Cela aboutit à une spirale auto-référente, n’obéissant plus qu’à ses propres lois. C’est typiquement un monde à la Lewis Carroll où la Dame de Pique ordonne — sans que personne n’émette la moindre objection — de couper toutes les têtes.

Et son armée de cartes à jouer obéit sans état d’âme puisque toute empathie est bannie de leur monde… à l’image de celui que l’auteur d’Alice dut affronter au moment de son adolescence.

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