La Chronique Agora

Les limites du catéchisme haussier scandé au porte-voix

** Jusqu’à quand les médias grand public vont-ils persister à tendre leurs micros à longueur de journée devant des intervenants qui récitent leur catéchisme haussier et ne manifestent jamais le moindre étonnement devant l’enchaînement implacable des séances de gain ? Même les plus blasés des analystes techniques — pour qui la tendance doit être suivie aveuglément et sans états d’âme — notent que leurs indicateurs mathématiques affichent des comportements qui déjouent tous les pronostics et repoussent les limites du connu.

Comment s’assurer presque à coup sûr que l’interviewé vous ment en connaissance de cause, par naïveté ou raconte n’importe quoi ? C’est facile : ils commencent toujours par le leitmotiv "les résultats sont meilleurs que prévus". Ceci dit, ils n’indiquent jamais qu’il s’agit de ceux de quelques brasseurs d’argent, de laboratoire pharmaceutiques ou de valeurs cycliques dont les trimestriels étaient anticipés plus bas que terre… avant que l’entreprise ne licencie 20% de ses salariés.

Ils enchaînent souvent par "les actions ne sont pas chères par rapport à leur moyenne historique". Pas question de préciser, cependant, qu’il s’agit de celle des 20 dernières années, où elles furent constamment surévaluées grâce à la surabondance des liquidités et du crédit facile.

Ils complètent leur argumentaire avec l’inévitable couplet sur l’imminence du retour de la croissance. Même le ministre des Finances canadien, pourtant bien placé pour juger de la conjoncture en Amérique du Nord, vient de déclarer mardi qu’il n’y a "aucun signe de reprise économique en vue".

Les plus imaginatifs invoquent un retour de l’appétit pour le risque — sans préciser qu’il s’agit surtout d’un arbitrage au détriment des bons du Trésor, souvent au profit des émissions obligataires d’entreprises bancaires ou industrielles dont la dette est indirectement garantie par les Etats. Ils en veulent pour preuve l’effondrement du VIX (le baromètre de la peur) qui retrouve ses niveaux d’avant crise.

Mais le recul du VIX n’est que le reflet de la multiplication des séances positives, sans la moindre correction intermédiaire. Cela donne à croire que la confiance des opérateurs est optimale, alors que l’action des logiciels destinés à manipuler le marché consiste justement à empêcher que l’action des vendeurs — et de tous ceux qui jugent cette spirale malsaine et totalement artificielle — ne transparaisse dans les cours.

Plus les marchés montent, plus les zélés porte-paroles des intermédiaires qui tirent les cours (ou qui accompagnent cyniquement le mouvement, ce qui ne fait que l’amplifier… ils le savent tous) se montrent dédaigneux des contre-arguments parfois avancés par leurs interlocuteurs. La raison de cette morgue est que "le marché a toujours raison"… et eux se tiennent du bon côté du manche.

** Le marché a donc eu raison de propulser le baril de pétrole de 25 $ vers 150 $ à la mi-juillet 2007. C’est avec la même "raison" qu’il a précipité le cours vers 33 $ au beau milieu de l’hiver avant de le faire grimper de 120% vers 73 $ à la mi-juin… avant une rechute tout aussi logique vers 25 $ ?

Jamais les intervenants haussiers ne relèvent de paradoxe entre la hausse des cours et une actualité économique (incluant nombre de trimestriels calamiteux, systématiquement passés sous silence) qui à plusieurs reprises pouvait faire froid dans le dos. Il ne faut jamais se préoccuper des motivations ponctuelles du marché et ne considérer que sa conviction profonde, laquelle se traduit par une tendance.

Ils ne tempèrent jamais leur discours de considérations telles que "je suis comme, beaucoup de monde, impressionné par cette hausse… ou cette baisse". Après tout, ils ne sont effectivement pas payés pour être comme tout le monde. Ils ne prononcent jamais la locution "je me demande si", lui préférant de très loin "je suis convaincu — ou il est évident — que".
[NDLR : Et si vous suiviez plutôt les conseils d’un analyste qui ne cherche pas à pousser la hausse à tout prix… qui ne se laisse pas prendre au piège de la volatilité et des rumeurs… et qui sait écouter ses doutes — pour mieux les surmonter ? Il a permis à ses lecteurs d’engranger des gains de 60% et 55% ces derniers jours : profitez des prochaines opportunités !]

Un mensonge répété 10 fois devient une vérité pour beaucoup d’esprits un peu naïfs. Par le même mécanisme, une hausse de cours répétée 10 fois devient une tendance… Mais dans un cas comme dans l’autre, il n’y a que du vent, de l’imposture intellectuelle et de l’artifice.

** L’une des plus criantes contre-vérités est cette affirmation d’un optimisme largement partagé par les investisseurs. Ces derniers alimenteraient par leurs achats pleins de détermination un mouvement de hausse disposant d’excellentes assises techniques… sauf que l’observation des volumes depuis 15 jours suffit à faire voler en éclat cette supercherie.

Il n’y a pas de vague acheteuse. Les échanges se contractent de 30% depuis le début de l’envolée. Seuls les day traders se risquent sur le marché, serrant leurs stops pour ressortir au moindre accroc dans la courbe. C’est probablement là que les program trading jouent leur rôle le plus décisif : celui de dissuader quiconque de ne pas suivre aveuglément la tendance.

La stratégie consiste à laminer les vendeurs à découvert dès qu’ils commencent à reprendre position. On les achève ensuite en orchestrant des mini-paniques à la hausse, si possible sans aucun lien avec l’actualité. Cela renforce en effet le degré d’incrédulité et d’angoisse devant un mouvement qui ne s’explique pas — mais il y a toujours le soupçon que quelqu’un sait quelque chose.

Vous objecterez qu’il faut bien que l’argent qui fait monter les cours sorte de quelque part. C’est tout à fait exact, mais les marchés sont très complexes ; les possibilités d’acheter "A" tout en vendant une quantité double (ou plus) via un instrument "B" sont quasiment infinies… et il est pratiquement impossible de connaître le sens de la position nette sur un instrument, ainsi que l’effet de levier.

Pour résumer globalement le discours dominant, le mot d’ordre est : "achetez braves gens, si vous ne savez pas pourquoi, le marché le sait". Et qui sait mieux que lui ? Certainement pas vous qui ne prêtez attention qu’au taux de chômage… au coût de votre hypothèque… à la surdité de votre banquier lorsque vous tentez d’obtenir une avance de trésorerie… aux plaintes de vos amis commerçants qui "ne vendent plus rien"… aux aéroports quasi déserts et aux business class vides de passagers.

Et si vous avez la naïveté de demander aux spécialistes si la déconnexion entre la réalité quotidienne et des séries haussière de 10 à 12 séances n’atteint pas les limites de l’absurde, ils vous répondent invariablement que le marché se projette dans l’avenir.

Ils l’ont d’ailleurs parfaitement démontré en octobre 2007 : ils ont battu leurs records historiques en pleine débâcle du marché interbancaire, alors que les prix immobiliers s’effondraient et que les deux plus gros émetteurs d’obligations hypothécaires de la planète étaient au bord de la faillite.

** C’est donc au nom d’un avenir radieux que le CAC 40 est revenu flirter avec la barre des 3 400 points mercredi après-midi. Il avait pourtant entamé la journée sur une note de lourdeur, dans le sillage des places asiatiques.

La Bourse de Shanghai avait ouvert en légère hausse dans le sillage de Wall Street. Elle a ensuite connu un gros trou d’air de -8% à une heure de la clôture (-5% au final), sur une vague de prises de profit panique motivée par le constat que la politique de prêts "sans limite" des banques chinoises est en train d’alimenter une nouvelle bulle immobilière. Les crédits d’investissements sont en revanche au point mort alors que le pays est en surcapacité de production.

La rumeur court que Pékin pourrait serrer les boulons avant que la situation ne devienne incontrôlable et que les emprunteurs ne fassent faillite par dizaines de millions. Cependant, les turpitudes chinoises n’auront pas troublé les investisseurs occidentaux très longtemps : ils se sont accoutumés à ce qu’aucune surprise d’aucune sorte ne remette en cause la spirale haussière.

Les indices du Vieux Continent ont vite repris leur ascension. Ils ont marqué un petit pic haussier vers 14h30 (gain de +1,6%), juste avant la publication du score mensuel des commandes de biens durables aux Etats-Unis pour le mois de juin. Le chiffre brut constitue une franche déception avec un repli de 2,5% après +1,3% au mois de mai… Toutefois, hors transports (secteur aéronautique en particulier), les commandes ressortent en hausse de 1,1% grâce à une forte progression des dépenses du Pentagone qui se prépare à gérer l’après-Irak.

Les chartistes se contentent le plus souvent de se rallier au principe qu’il faut suivre la tendance ; nous remarquons cependant que le CAC 40 multiple les échecs sous les 3 400 points. Francfort de son côté a ricoché pour la quatrième fois consécutive sous les 5 300 points, le S&P 500 sous les 980. Ce dernier semble incapable d’atteindre l’objectif psychologique des 1 000 points — mais pour ceux qui auraient acheté à 666 points, les 2% manquants ne valent pas une prise de risque inconsidérée.

** Le DAX 30 et le S&P dessinent tous deux un triangle ouvert, ou "porte-voix". Cette figure traduit souvent la perte de repères des investisseurs dont l’exubérance puis le niveau d’inquiétude s’accroît au fil des semaines. Et ce porte-voix nous hurle peut-être de sortir du marché… car le Beige Book de la Fed se veut rassurant au sujet de l’inflation : "la crise entraîne un net tassement des pressions à la hausse sur les salaires et une plus grande ‘créativité’ des entreprises en matière d’ajustement des rémunérations".

Plus cyniquement, cela signifie que la crise met les sociétés cotées, soucieuses de complaire à leurs actionnaires, en situation de force pour obtenir des sacrifices salariaux de la part des employés. Si cela ne suffit pas, le recours à l’externalisation (vers l’Inde et autres pays à faibles coûts de main-d’oeuvre) permet de réaliser des économies substantielles.

En conclusion, la Fed nous brosse en creux le portrait d’une inéluctable déflation des revenus des ménages dont la consommation est l’élément moteur de la croissance américaine. Et nous devrions gober dans le même temps le concept d’une reprise imminente qui ferait flamber des actions cycliques dont la sous-évaluation serait devenue une évidence pour le marché.

Sauf que c’est du flan ! En fait de marché, il n’y a plus que de savants automates — des logiciels experts –, si savants qu’ils n’ont même pas à se donner la peine de penser. Un exemple que beaucoup d’irréductibles haussiers s’empressent d’imiter.

Philippe Béchade,
Paris

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile