La Chronique Agora

Le syndrôme vanille-fraise

Pâques aux options, Noël aux tisons.
— Vieux dicton d’EADS

"Nous vous proposons un dos de saumon aux petits légumes ou un filet de veau et son gratin dauphinois", m’annonça suavement l’hôtesse. Il devait être onze heures trente, quelque part au-dessus des Alpes ; l’avion me ramenait de Gibraltar, où j’avais suivi la troisième conférence internationale "Vers une évasion fiscale durable" pour le compte de l’Agioteur Beauceron. Je n’étais pas dans mon assiette. Les vifs débats de la semaine, sans parler du cocktail de clôture — au champagne détaxé, comme il se doit — m’avaient laissé les idées brumeuses.

"Votre choix ? insista l’hôtesse sans se départir de son gracieux sourire.
– … Le filet de veau avec les petits légumes du saumon, ce ne serait pas possible ?" demandai-je après un moment de réflexion.

Le gracieux sourire de l’hôtesse se figea dans une sorte de ravissement suspendu ; mais mon voisin de siège, auquel je n’avais guère prêté attention jusque-là, ne lui laissa pas le temps de répondre. Se penchant brusquement vers elle, il gronda, péremptoire :

"Monsieur ne va pas faire son difficile ; monsieur prendra le poisson aux légumes, comme moi. C’est très bon, le poisson ; c’est plein d’oméga trois." Et d’ajouter en grommelant : "… Sont quand même incroyables, ces clients !"

Devant tant de vigueur, je m’inclinai. Quand l’hôtesse nous eut servis, je jetai un coup d’œil curieux vers mon péremptoire voisin.

La coupe à deux boules
Penché sur sa tablette, le petit homme aux oreilles décollées entamait son saumon d’un air concentré. "C’est vrai, quoi, poursuivit-il. Déjà que ce n’est pas simple, de gérer l’intendance sur un avion de ligne ; s’il faut tenir compte de toutes les demandes particulières…
– Vous avez raison, convins-je.
– Alors mangez, tant que c’est chaud.
– Ce qui m’étonne, c’est que vous preniez cette histoire tellement à coeur.
– … Parce que c’est le drame du business moderne, mon vieux ! Le vendeur s’échine à rogner sur ses marges, à optimiser ses opérations, à standardiser sa production… Et le client veut toujours moins cher, mais toujours plus spécifique ! Tenez, vous déjeunez au restaurant, vous prenez le menu ; au dessert, le serveur vous propose une coupe fraise-citron ou bien — j’insiste sur l’alternative — ou bien une coupe vanille-chocolat. Franchement, qu’est-ce que vous commanderiez ?
– Euh… Vanille-fraise, ce n’est pas possible ?
– Vous voyez ! tonna mon voisin. On leur donne ça, ils réclament ça ! La voilà bien, l’attitude qui nous met tous à genoux ! C’est le syndrome vanille-fraise. Si tous les clients font comme vous, comment voulez-vous qu’on s’en sorte ?
– Vous êtes dans la restauration ?
– Un exemple, poursuivit-il sans répondre : vous passez quinze ans à mettre au point un long-courrier révolutionnaire, fleuron du savoir-faire français, immense, économe, largement aménageable. Un vrai paquebot des airs, sur deux ponts s’il vous plaît, qu’on pourra même — et vous avez la faiblesse d’en parler à ce moment-là, il faut bien vendre l’article — qu’on pourra même, disais-je, doter d’un salon particulier, d’espaces-bars, d’une salle d’aérobic, de vidéo à la demande, de tout ce qu’on voudra ! Le ticket gagnant pour toutes les compagnies aériennes au monde !"

Je dévisageai mieux mon interlocuteur : "Attendez une minute. Il me semble que je vous remets.
– … Vous lancez votre bijou en fanfare. Les commandes affluent… Vous vous êtes donné un mal de chien pour abaisser le coût par passager… Vous êtes prêt à répondre aux défis du low-cost… Et là, patatras ! Le syndrome vanille-fraise ! Le low-cost, vos clients s’en tamponnent : ce qu’ils veulent, vos clients, c’est de la marge ! C’est du service haut de gamme pour VIP ! La vanille du luxe, la fraise du prix d’ami ! Et que je te réclame la salle d’aérobic dans le salon… Et que j’exige des lits à deux places… des nurseries, des machines à sous ! La télé dans les toilettes ! Des jacuzzis dans les soutes ! Pas un seul qui vous demande juste un avion ! Du coup, qui doit redessiner tous les circuits électriques en catastrophe ? C’est Bibi. Quinze ans de boulot ! Et l’on vient vous chercher des poux pour six mois de retard ! Mais mangez votre saumon, il va refroidir.
– J’y suis ! m’exclamai-je. Vous êtes Noël F***, de ce grand groupe aéronautique franco-germano-espagnol…
– Surtout franco, mon vieux ; surtout franco.
– … Dont vous assumez désormais la co-direction !
– J’apporte ma pierre, tempéra-t-il, modeste.
– Elle n’aide pas à faire nager la boîte, remarquai-je. 25% de baisse en une journée, pour l’action d’une grande société cotée, ça la fiche mal.
– Pour six malheureux mois de retard ! bougonna-t-il. Où est le sens de la mesure ? Mais aujourd’hui, l’investisseur veut tout, tout de suite : ce fichu syndrome vanille-fraise. Voulez-vous que je vous dise ? Cette histoire de retard n’est qu’un prétexte. La vérité, c’est que les gens voulaient sortir du marché ; ils ont saisi l’occasion au bond."

Le débat ne s’est pas arrêté là…

Qui a peur de l’inflation ?
"Après tout, même les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, comme dit mon cousin Werther le Trader", ai-je déclaré. "Après 400% de progression depuis le printemps 2003, il fallait s’attendre à quelques corrections sur votre titre".
– Nous ne sommes pas les seuls ! Le CAC 40 s’est offert un plongeon de plus de 12% depuis la mi-mai, suivant d’ailleurs la plupart des indices mondiaux. Les matières premières dévissent pareillement ; les marchés émergents descendent en rappel du grenier à la cave… La mode est aux prises de bénéfices.
– Les marchés ont déclenché des corrections spectaculaires, à des volumes rarement vus depuis 2001. Serait-ce la fin du grand élan de hausse entamé en 2003 ? Voilà ce qui inquiète tout le monde.
– Vous y croyez ? s’enquit Noël F***.
– A vrai dire, non, avouai-je. Aux USA, le plus fort de la reprise est derrière nous, mais les données macro restent solides. Certes, l’inflation inquiète les marchés : la publication d’indices core PPI (prix à la production) et CPI (à la consommation) supérieurs aux attentes a donné quelques sueurs froides aux opérateurs. Mais une bonne sortie — pour une fois — de Ben Bernanke, le Barthez de la Fed, a trouvé confirmation dans plusieurs annonces rassurantes : réduction du déficit courant au premier trimestre, résultats de l’enquête mensuelle de l’Université du Michigan — avec un indice de confiance des consommateurs en net rebond et des attentes d’inflation en baisse. Et puis, quand je vois la Chine, championne du low cost, avec sa croissance abonnée aux 9%, j’ai du mal à croire au scénario noir inflationniste.
– Je suis d’accord, approuva-t-il. La correction des dernières semaines touche tout ce qui avait monté tr&a
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egrave;s fort au cours des derniers mois : les matières premières, les indices, les marchés émergents… Si l’on doutait encore de l’influence des hedge funds sur l’économie mondiale, la brutalité des dernières corrections devrait nous déciller les yeux. Ce qui se passe, c’est qu’un excès de liquidité, alimenté par des taux d’intérêt planchers, s’est concentré depuis des mois sur des placements à risque mais à fort rendement… Surgissent alors les inquiétudes concernant l’inflation : la volatilité des marchés boursiers décolle. Tous les systèmes d’alerte au risque se sont déclenchés en même temps. Les gestionnaires d’aujourd’hui se fixent une marge limite de 5% de perte d’encours : leurs modèles sont si perfectionnés, leurs investisseurs tellement exigeants, qu’on ne tolère quasiment plus la baisse ! Le syndrome vanille-fraise, je vous dis : la vanille pour le rendement, la fraise pour la sécurité. A la première secousse, tout le monde retire ses billes en même temps, il n’y a plus de contrepartie acheteuse, et les cours dévissent. Goûtez donc le saumon : il est excellent".

Retour de bâton
"Ce qu’il y a de remarquable dans ce contexte, lançai-je, c’est la bonne tenue des marchés obligataires : à cela seulement, on sent qu’on est dans un mouvement de flight to quality. Pas étonnant, dès lors, que les marchés émergents se révèlent les plus touchés : entre le 9 mai et le 13 juin, le CAC 40 a perdu 13% ; mais le marché brésilien a plongé de 30%, le marché indien de 32%, le marché mexicain de 25% !

Noël F*** termina son saumon, s’essuya la bouche.
"L’écart avec le Dow est manifeste, commenta-t-il. La correction illustre clairement le retour de l’aversion au risque chez les investisseurs. On reparle beaucoup, ces temps-ci, du ‘risque-pays’ : les tensions géostratégiques pèsent sur les cours, comme on l’a vu pour le pétrole et les matières premières…
– Je crois que la perception de la mondialisation change, avançai-je. Les entreprises occidentales l’ont longtemps vue comme un processus à sens unique… Jusqu’à ce que les groupes chinois viennent les racheter ! La globalisation des échanges fait voler en éclats les anciennes logiques du capitalisme ‘néo-colonialiste’ ou de ses détracteurs tiers-mondistes. A l’heure où les rideaux de fer sont tombés, où de nouvelles puissances concurrentes (Chine, Inde) sont à la recherche de l’indépendance énergétique — bref, dans un monde plus ouvert que jamais, les pays producteurs sont déterminés à profiter de la nouvelle donne.
– Voyez la tournée africaine du Premier Ministre chinois, Wen Jiabao… rebondit Noël F***.
– Ou encore ces velléités nouvelles de contrôle des ressources, de renégociation des concessions, qui se sont exprimées dans des pays aussi divers que la Bolivie, le Venezuela, le Tchad, l’Iran, la Russie… Conscients de leur pouvoir, les fournisseurs se rebiffent ; tandis que chez les sous-traitants d’hier, les revendications sociales montent. En Chine, pour trouver de bons prix, il faut s’enfoncer toujours plus dans les terres. En Inde, les salaires augmentent. Le n°2 britannique de l’énergie, Powergen, vient de décider la fermeture de ses call centers indiens, officiellement pour raisons de qualité… Parallèlement, dans une tribune publiée par le Financial Times, le PDG d’IBM, Samuel Palmisano, vient de plaider pour une meilleure redistribution des fruits de la mondialisation — sans quoi, dit-il, les multinationales courent à leur perte. Etonnez-vous, dans un tel contexte, que les investisseurs jettent l’éponge à la première alerte.
– Ce ne sont d’ailleurs pas les entrepreneurs qui déguerpissent les premiers, ajouta mon voisin. Ce sont les fonds, comme toujours, régis par la pure logique financière et dont l’intérêt pour les industries concernées est surtout opportuniste. Ce sont les mêmes qui, en coupant d’un seul coup leurs fructueuses positions longues sur des monnaies à risque, ont fait plonger la plupart de devises émergentes. La prime de risque sans les pertes : les voilà, les vrais champions du vanille-fraise !"

Du dollar aux indices
"En ce qui concerne le dollar, je crains d’avoir de mauvaises nouvelles, déclarai-je. Malgré la pause récente, Egisthe maintient son scénario à long terme de dépréciation du billet vert contre la plupart des grandes monnaies, notamment l’euro. Le va-et-vient pourrait se poursuivre deux ou trois mois, mais au plan technique, l’EUR/USD reste haussier en grande tendance.
– Quelle guigne ! pesta mon voisin. Je croyais que tout allait bien pour l’économie américaine ! Cela ne devrait pas soutenir le dollar ?
– L’analyse technique n’est pas forcément en accord avec les fondamentaux. Mais un élément mérite qu’on s’y arrête : la vaste proportion de dette américaine désormais aux mains de l’étranger, notamment de l’Asie. Le jour où ces titres vont repartir à la vente sur le marché, le billet vert pourrait bien sentir le vent du cyclone. Jusqu’à présent, la Chine s’est montrée très réticente à réévaluer sa devise face au greenback, comme les USA le lui réclament avec insistance depuis des années. Cela contredit, évidemment, ses intérêts commerciaux : mais au plan intérieur, l’inflation menace… Pour tâcher d’endiguer la croissance rapide du crédit, Pékin vient de relever les réserves obligatoires de ses banques, envoyant même brièvement le dollar/yuan sous la barre fatidique des 8,00 ! En cas de réévaluation, il ne fait aucun doute que le dollar s’affaiblirait contre la plupart des devises asiatiques, ces économies interdépendantes étant sujettes aux effets de contagion. Je n’ai jamais cru que la Chine se hâterait de lâcher sa devise pour complaire à ses partenaires américains ; mais si les déséquilibres intérieurs s’accentuent, ce serait une autre affaire… Maintenir la paix sociale parmi un milliard et demi d’individus, avec 9% de croissance et des écarts de salaires urbains/ruraux comparables à ceux du Portugal et de la Gambie, voilà le premier défi du gouvernement chinois".

Mon voisin finissait d’engloutir son chou à la crème. Il but une gorgée d’eau minérale et se tourna vers moi : "Résumons-nous. Les capitaux désertent d’un seul coup les marchés à risque ; la mondialisation change peu à peu de visage, mais dans l’ensemble, les déséquilibres ne vous paraissent pas critiques. Vous ne croyez donc pas à la fin du rebond commencé en 2003…
– C’est bien mon opinion, confirmai-je.
– Alors, qu’est-ce que cela nous donne pour les indices boursiers ? Figurez-vous que j’ai quelques problèmes de portefeuille, en ce moment.
– Je crois que la prudence est de rigueur, au moins jusqu’à la rentrée. La brutalité des corrections a pris tout le monde de court, y compris mon analyste technique et moi-même. Aux USA, au Japon, en Europe, les indices ont testé des seuils critiques, sans que l’on puisse véritablement valider u

n retournement. Nous en sommes là : sur les points. Et les points eux-mêmes demandent à être réajustés. En attendant, la pause est bien là : il paraît peu probable qu’on aille revoir de sitôt les plus hauts de l’année. Le marché s’épure : il faudra guetter patiemment les rebonds éventuels sur les 4 500 points : savoir s’alléger vers les 5 000 (point technique à 5 036) et, sur les bottoms, saisir quelques opportunités très sélectives. Les décotes s’apprécieront en comparant le PER de la valeur à son PER historique ou encore à celui du secteur — mais aussi en tenant compte du potentiel de croissance de l’activité, le marché ayant pu anticiper une chute des résultats. Le bilan macroéconomique incite toujours à privilégier les valeurs américaines et japonaises sur l’Europe : mais à petits pas… Bien franchement, dans le contexte actuel, c’est surtout la modération qui doit prévaloir".

Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
"Tout ça ne va pas soutenir notre cours, ça, se désola Noël F***. Déjà qu’on se retrouve Gros-Jean comme devant, avec notre gros porteur qui joue les Arlésiennes… Et les investisseurs ne lâchent rien !
– C’est-à-dire que vos histoires de stock-options, là… n’ont pas aidé à restaurer la confiance."

Mon voisin se prit la tête à deux mains :
"Ces fichues stock-options ! C’est un cauchemar : vous perdez de l’argent avec, vous êtes un incompétent qui en fait perdre à la boîte ; vous en gagnez, vous êtes une canaille !
– Ce n’était guère malin de les vendre alors que les retards de production s’annonçaient, dis-je.
– Ah mais moi, j’ai rien vu venir, protesta-t-il.
– … A trois mois de distance ?
-… Mais alors, rien ! Je vous le dis tout net. Que voulez-vous, c’est le printemps, on a la tête aux vacances, on veut payer une Mobylette aux gosses : alors on fait comme tout le monde, on vend quelques actions… En toute innocence ! On ne se doute de rien…
– … A trois mois de distance ?
– De rien, je vous dis ! Et même chose pour Daimler-Chrysler ! Demandez-leur, ils ont fait comme moi. C’était le printemps, ils se sont dit : ‘Si on changeait la moquette ? Il nous reste des actions sous le coude, une fenêtre d’exercice s’ouvre…’ Lagardère, lui, avait son sèche-linge en panne ; il en a vendu 7,5% pour se payer une marque allemande. Et puis, trois mois plus tard, pan ! La guigne : on apprend que la production est en retard, et moi, je gagne deux millions au lieu de cinq cent mille. Sans avoir rien vu venir. Goûtez aux moins les petits légumes.
– … A trois mois de distance ?
– Vous commencez à me chauffer, avec vos trois mois de distance ! On sent bien que vous n’êtes pas du métier, mon bonhomme ! Dans une grande industrie intégrée et hautement complexe comme la nôtre, un retard de production, ça surgit du jour au lendemain ! Ça tombe sans prévenir !
– Je ne comprends pas, fis-je sceptique. Vous n’avez pas des auditeurs ? Des analystes de production ? Une équipe de veille ?
– Elle était trop occupée, mon équipe, à éplucher les comptes d’Alizée au Luxembourg ! ricana mon voisin. Ah, on n’est pas aidé, non plus. Moi, je l’ai surnommée La Peste.
– On ne m’ôtera pas de l’idée, dis-je après un moment de réflexion, que vous avez succombé, à votre tour, à votre fameux syndrome vanille-fraise."

Mon voisin me foudroyait du regard. Mais avant qu’il eût ouvert la bouche, l’hôtesse arrivait pour débarrasser les plateaux. "Vous n’avez pas aimé le saumon ?" s’enquit-elle avec un sourire radieux.
Je ne daignai pas répondre. Me tournant vers mon voisin, je lançai :

"… Au fait, pourquoi La Peste ?"

Ses traits s’assombrirent tout d’un coup.
"Le chef-d’oeuvre de Camus", grommela-t-il.

 

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