La Chronique Agora

Le sel de la terre

▪ Les marchés étaient fermés pour Pâques.

Le prêtre, qui rend visite au ranch une fois par mois, est venu vendredi. Il a dit la messe dans la petite chapelle, pour une assemblée de 30 à 40 personnes composée en majorité d’enfants.

Nous continuons de rassembler les bêtes. Deux de nos grands pâturages ont ainsi été vidés. Il reste du travail. Une fois les bêtes dans l’enclos, les veaux sont capturés au lasso, jetés à terre, coupés et castrés. Les plus gros sont emmenés. L’espèce bovine passe un mauvais quart d’heure.

Les cow-boys aussi. Ils quittent la maison à six heures du matin et travaillent toute la journée, jusqu’à six ou sept heures du soir. Les garçons et les chiens semblent revigorés par toute cette agitation. Mais Jorge souffre. Hier, nous avons remarqué sa grimace de douleur lorsqu’il a sauté sur le mur de pierre. Et après le déjeuner, on aurait dit qu’il boitait légèrement.

Jorge a notre âge ou à peu près. Il travaille au ranch depuis 40 ans. Il monte encore aisément en selle et part au galop. Mais le soir, ses articulations lui font mal.

"Je suis allé chez le docteur. Il m’a fait une ordonnance de glucosamine, mais ça ne semble pas fonctionner. Je ne remarque aucune différence. Certains jours, ça va. D’autres moins. Il va falloir que je prenne ma retraite".

"J’espérais travailler encore 10 ans, mais la nature a ses limites. Je m’arrêterai à la fin de l’année".

Jorge et sa femme Maria sont le coeur du ranch

Ce n’était pas une bonne nouvelle. Jorge et sa femme Maria sont le coeur du ranch. Ils organisent tout, du rassemblement des bêtes dans les plaines jusqu’à la messe de Pâques à la chapelle. Ils sont connus dans toute la vallée, et on peut compter sur eux pour que la communauté tourne bien. Des soucis ? Des problèmes ? Des décisions ? Allez demander à Jorge et Maria.

Toujours souriants. D’une compétence sans faille. C’est pour des gens comme eux que l’expression "le sel de la terre" a été inventée.

A présent, ils partent. Ils ont une maison à Salta, où ils pourront être près de leurs enfants et petits-enfants.

"Je ne crois pas que Jorge pourra le supporter", a dit Sergio. "Il a passé toute sa vie dans cette vallée. Il se lève à l’aube et travaille jusqu’au crépuscule, même le dimanche. Que va-t-il faire en ville ?"

Nous avons posé la question directement à Jorge :

"Vous êtes sûr de vouloir prendre votre retraite ? Pourquoi ne pas simplement lever un peu le pied ? Simplement laisser les jeunes faire les gros travaux ?"

"Je ne veux pas prendre ma retraite du tout", nous a-t-il répondu. "Mais certains jours, j’ai l’impression de ne plus pouvoir y arriver. Il y a un temps pour tout, et je crois que le temps est venu de m’en aller".

"Mais qui peut vous remplacer ?"

Jorge n’est pas né ici, mais dans un ranch voisin. Selon la légende, son père a déménagé à Gualfin avec toute la famille pour protéger la soeur de Jorge. Apparemment, le contremaître du ranch avait l’oeil sur elle. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ait aussi la main sur elle, disent les potins locaux.

On n’imaginerait pas que derrière l’une de ces collines se trouve une oasis verdoyante

▪ Le contremaître et l’institutrice
Ils se sont installés dans la maison de la Quesaria — l’une des fermes nichées dans les replis des montagnes. On peut chevaucher dans toute la vallée sans voir la Quesaria. Partout où l’on regarde, on voit du terrain aride — des cactus, des pierres et de la sauge. On n’imaginerait pas que derrière l’une de ces collines se trouve une oasis verdoyante — avec des arbres fruitiers, un potager et une prairie pour les chevaux. Il y a de l’eau toute l’année, même si elle se réduit à un filet en novembre/décembre. Ensuite, s’ils ont de la chance, arrivent les pluies de l’été.

Après l’arrivée de la famille de Jorge à la Quesaria, son père a été promu contremaître. Et lorsque son père a pris sa retraite, Jorge a pris son poste.

Parallèlement, le gouvernement avait ouvert une école au ranch. Les enfants du lieu sont trop loin de tout pour aller à une école normale ; le gouvernement en a donc ouvert une sur place. Les parents — qui marchent jusqu’à six heures durant — amènent leurs enfants le lundi. Ils reviennent ensuite le vendredi pour les chercher.

C’est cet établissement — au début des années 70 — qui avait besoin d’une institutrice. Et Maria — elle-même fraîchement sortie de l’école — a accepté le poste.

Cela devait ressembler à une peine de prison. Maria est arrivée au ranch à cheval. On lui a montré son logement nu, austère — sans chauffage ni salle de bain — à côté de l’école. Elle s’est sans doute demandé comment elle supporterait les nombreux mois avant de pouvoir retrouver sa famille et ses amis. Elle devait compter les jours jusqu’à la fin de son contrat de deux ans. Peut-être qu’alors elle pourrait obtenir un emploi dans une école ordinaire, à la ville.

Il n’y avait pas de route pour atteindre le ranch, à l’époque. La première automobile à venir au ranch a été celle que Jorge a achetée lui-même au début des années 80. C’était une Jeep Willys à quatre roues motrices. Il la conduisait pour traverser les rivières et les pâturages jusqu’à la ferme. Ce n’est qu’en 1986 que la première route a été construite.

Jorge était à peine éduqué. Mais Maria a dû être conquise par son sourire étincelant et sa personnalité amicale. Elle a dû réaliser qu’il était aussi vif et intelligent. Quelques mois plus tard, ils se promenaient ensemble à cheval. Quelques mois encore et ils se mariaient.

Maria et Jorge ne se sont plus quittés… et sont restés à Gualfin… tout ce temps.

Comment allons-nous les remplacer ?

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile