La Chronique Agora

Le nucléaire en pleine forme

Cigar Lake, dans la province de Saskatchewan, au Canada, renferme l’un des plus riches gisements de minerai d’uranium au monde. Avec 232 millions de livres de réserves prouvées et probables, la valeur économique de ce dépôt frôle les 14 milliards de dollars selon les récents prix au comptant.

La production de Cigar Lake était censée sauver la mise des centrales électriques nucléaires — dont 103 fonctionnant aux Etats-Unis. On projetait d’avoir accès à sept ou huit millions de livres de production d’ici 2008, et jusqu’à 18 millions peu après. Cigar Lake devait fournir 50% de toute la nouvelle production d’uranium sous cinq ans.

Puis tout s’est effondré. Littéralement.

Des portes de béton renforcées par de l’acier étaient en place pour retenir le lac, mais un éboulement souterrain a provoqué l’affaiblissement des portes. L’eau s’est engouffrée à la vitesse de 1 500 m3 par heure ; en peu de temps, la mine était inondée.

Cet accident va coûter cher à Cameco, qui possède 50% de la mine de Cigar Lake — et il va également causer pas mal de souci aux acheteurs d’uranium dans leur ensemble. Kevin Brambough, de Sprott Asset Management, pense que les fournisseurs énergétiques américains seront particulièrement mis à mal.

"Ces retards… créeront un sentiment d’urgence ces prochaines années", a déclaré Bambrough. "C’est presque comme si l’industrie pétrolière perdait l’Arabie Saoudite".

Les prix de l’uranium sont suivis et cotés sur une base hebdomadaire par plusieurs observateurs du secteur. La dernière hausse de 56 $ à 60 $ a été "la plus grande augmentation hebdomadaire jamais enregistrée", selon Eric Webb, d’Ux Consulting. Les prévisions de long terme pour l’uranium à 75 $ voire 100 $ la livre semblent désormais justifiées ; il devrait s’échanger à plus de 111 $ pour battre les sommets records de 1978 ajustés à l’inflation.

C’est plus qu’un simple contrecoup à l’effondrement de Cigar Lake : le prix au comptant de l’uranium n’a pas faibli depuis 2001. Voilà des années maintenant que les producteurs d’uranium ne répondent qu’à 60% de la demande annuelle totale — les 40% restants provenant de réserves gouvernementales et de têtes nucléaires désarmées. Cela ne peut pas durer très longtemps.

Ce resserrement de l’offre survient au moment où l’énergie atomique reprend de l’ampleur. Trois facteurs importants jouent en faveur de l’énergie nucléaire : la géopolitique, le réchauffement planétaire et la croissance des pays en voie de développement.

Pour commencer, la géopolitique : les déplaisantes conséquences de la dépendance aux carburants fossiles s’étalent tous les jours en première page des journaux. Mahmoud Ahmadinejad prédit l’effondrement d’Israël et de l’Occident… Hugo Chavez jure de mettre à bas "l’empire le plus puissant de la planète"… Vladimir Poutine ignore superbement des assassinats brutaux tout en accélérant sa rhétorique de guerre froide… et ainsi de suite.

Tout cela — et bien d’autres choses encore — est nourri par une soif inextinguible de pétrole et de gaz. Le nucléaire n’offre peut-être pas un chemin direct vers l’indépendance énergétique — on ne peut pas mettre de barres d’uranium dans nos réservoirs à essence, comme l’observe Peter Tertzakian — mais c’est un grand pas dans la bonne direction (et si les ventes de voitures hybrides continuent de grimper en flèche, les conducteurs pourraient tout à fait "se brancher" la nuit, lorsque la demande d’électricité traditionnelle est basse).

Ensuite, le réchauffement planétaire. Le débat fait rage ; nombreux sont encore ceux qui partagent l’avis du sénateur James Inhofe (Oklahoma), qui a appelé le réchauffement de la planète "la plus grande couleuvre qu’on ait jamais essayé de faire avaler au peuple américain". Mais toute politique mise à part, les preuves s’accumulent et deviennent de plus en plus dures à ignorer. Alors que la Chine, l’Amérique du Nord et l’Australie sont dotées d’énormes gisements de charbon thermique, les conséquences d’une utilisation accélérée de charbon pourraient être sinistres (la pollution de l’air entre également en compte).

Que le public accepte le réchauffement ou non, leurs gouvernements, en tout cas, l’ont déjà fait. Les Etats-Unis étaient les derniers à céder — et maintenant que la sénatrice Barbara Boxer (Californie) a succédé à Inhofe à la tête du Comité américain de l’environnement et des travaux publics, la balance penche de l’autre côté. Le changement de régime à Washington, associé au besoin urgent de "faire quelque chose" contre le réchauffement de la planète, œuvre en faveur de l’énergie nucléaire.

Il ne fait aucun doute que les démocrates préfèreraient recourir à des solutions plus "vertes", comme l’énergie solaire ou éolienne, mais ces secteurs sont encore trop jeunes pour avoir beaucoup de poids. Les technologies vertes de demain sont extrêmement prometteuses ; cependant, elles n’ont pas encore démontré leurs capacités à performer sur une grande échelle. L’énergie nucléaire a déjà démontré sa sécurité, son adaptabilité et une fiabilité à plus de 90% — les technologies nouvelle génération comme les réacteurs à lit de boulets offrant une maintenance améliorée et plus de sécurité encore.

Le dernier facteur alimentant la renaissance du nucléaire, c’est la croissance des pays en voie de développement. La corrélation historique entre l’utilisation de l’énergie et la croissance économique est élevée ; lorsqu’une industrialisation rapide se met en place pour un pays en voie de développement, la consommation d’énergie suit une courbe parabolique. L’Asie sait que dépendre des carburants fossiles pour nourrir la prochaine phase de son développement est un jeu de dupes, pour des raisons géopolitiques, environnementales et financières. Il y aura bien assez de problèmes pour essayer de faire le plein de toutes ces voitures (du diesel hybride, peut-être ?), et assez de pollution à évacuer en dehors des nouvelles centrales. L’utilisation de carburants fossiles va augmenter radicalement quoi que l’on fasse ; le nucléaire permettrait d’en adoucir un peu les conséquences.

D’où proviendra l’uranium nécessaire pour alimenter cette résurgence du nucléaire ? Avec des réserves gouvernementales couvrant 40% de la demande actuelle, la question reste posée.

Pour commencer, la société Cameco est certaine que la mine de Cigar Lake reprendra son activité un jour ou l’autre. Les coûts seront élevés, mais cet uranium est trop précieux pour qu’on le laisse tel quel — et à long terme, Cameco devrait largement compenser les dépenses engagées pour le récupérer.

L’Australie pourrait être une source importante à l’avenir : elle abrite 38% des réserves mondiales d’uranium bon marché. Assez étonnamment pour un pays aussi riche en minerai, l’Australie n’a pas une seule centrale nucléaire — pour l’instant. Le pays compte encore sur le charbon pour 80% de ses besoins en électricité. Cependant, un rapport gouvernemental recommande d’ajouter le nucléaire au cocktail énergétique australien, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre, tandis que le Premier ministre, John Howard, a récemment déclaré que le développement de l’énergie nucléaire en Australie était "inévitable".

Selon une étude officielle, l’Australie pourrait quadrupler ses profits à l’exportation en enrichissant et en fabriquant l’uranium sur son sol, plutôt que de l’envoyer à l’étranger pour être traité. Les écologistes locaux pourraient protester contre cette expansion du commerce de l’uranium, mais des pressions amicales de la part des Etats-Unis pourraient prendre le dessus… surtout si on les ajoute à des perspectives économiques lucratives

Un autre pays est motivé par le nucléaire : la Russie. Abritant une estimation de 15% des réserves d’uranium mondiales, la Russie pourrait cependant passer du statut d’exportateur à celui d’importateur dans les années qui viennent. Officiellement, le plan consistera à développer radicalement la part du nucléaire dans l’énergie russe, de 25% d’ici 2020. La production d’uranium russe devra se développer de 433% environ, passant de 3 000 tonnes par an à 16 000 tonnes, si l’offre nationale veut y suffire à elle seule.

Du côté positif, les réserves gouvernementales existantes d’uranium pourraient agir comme un "tampon" contre la volatilité de la demande. Les coûts de construction s’octroient la part du lion, dans les investissements pour une nouvelle centrale, les coûts de long terme de carburant et d’entretien étant relativement limités en comparaison. Le problème, c’est qu’un ravitaillement constant en carburant — l’uranium lui-même — doit être verrouillé à l’avance, de préférence par le biais de contrats en béton armé. Cela place le pouvoir entre les mains des financiers, qui aiment voir un flot de production raisonnablement régulier avant d’engager des fonds. Ils sont donc soulagés de voir que les gouvernements sont de leur côté, avec la possibilité de servir de "fournisseur alternatif" en cas de pénurie temporaire. Le gouvernement américain, en particulier, fait tout ce qui est en son pouvoir pour accélérer la résurgence du nucléaire — et cela comprend notamment de généreuses offres "d’assurances réglementaires" pour les entreprises de services publics qui se lancent dans le marché.

Dans l’ensemble, toutes les pièces sont en place. Le développement d’une énergie nucléaire sûre et propre est dans l’intérêt de tout le monde… sauf bien entendu des "pétrocrates" qui veulent maintenir la planète dans sa dépendance pétrolière aussi longtemps que possible. Les producteurs d’uranium pourraient avoir de très belles années devant eux.

 

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