La Chronique Agora

Le nouvel âge du fer

Recette d’un métal à succès
Le fer est le deuxième élément métallique le plus abondant dans l’écorce terrestre après l’aluminium, mais il représente 90% des métaux raffinés. Avantage des minerais ferreux : ils se trouvent un peu partout et sont relativement faciles à transformer, ce qui a permis un premier essor 1 000 ans avant notre ère : l’Age du fer, intercalé entre l’Age du bronze (cuivre + étain) et l’Antiquité.

La plupart des objets de consommation courante contiennent du fer : de vos couverts à votre machine à laver en passant par votre voiture (qui en contient en moyenne 72%), les armatures à béton, la machine-outil qui a produit l’agrafeuse de votre bureau, les rails ou la planche à billets d’Alan Greenspan, presque tout y passe.

Les propriétés du fer plaident en sa faveur. Si sa température de fusion est plus élevée (1 500°C) que celle de ses concurrents, une fois refroidi, il est plus solide. Mais exposé à l’air libre et à l’humidité, le fer a un sérieux défaut : il se corrode, la rouille poreuse se propageant jusqu’à son coeur.

Quelques cocktails à base de fer
S’il est LE grand métal, le fer n’est pas solitaire : il a besoin d’alliés, à commencer par le carbone. Ajouter du carbone au fer le rend plus résistant — et plus cassant. C’est la définition même de l’acier, jusqu’à 1,7% de carbone, et au-delà de la fonte. L’étymologie du terme en témoigne : en latin, ‘acies’ signifie, selon le contexte, tranchant, pointe, vivacité de l’esprit ou encore soldats en ordre de bataille…

D’autres métaux sont bienvenus : l’adjonction de chrome donne de l’acier inoxydable. Manganèse, nickel, titane, etc., accroissent sa résistance selon les conditions d’utilisation. Il existe plus de 3 000 variétés d’aciers, fruits de la recherche et des exigences industrielles. Cette diversité empêche la négociation sur le London Metal Exchange (LME), les prix étant négociés entre entreprises.

L’addition n’est guère salée. Il faut 1 tonne de houille qui distillée donne 700 kilos de coke, 1,5 tonne de minerai de fer et 550 kWh d’énergie pour produire une tonne d’acier vendue grosso modo 600 dollars US. A titre comparatif, le métal non ferreux le moins cher, le plomb, cote 1 000 dollars la tonne, l’aluminium 2 000 dollars et le nickel 16 000 dollars (cours cash, LME).

Une autre manière de faire un mille-feuilles
Un peu de ‘cuisine’ pour mieux comprendre le secteur. Dans un haut fourneau, alternez des couches de minerai fer et de coke. Insufflez de l’air chaud qui enflamme le coke et réduit le minerai. Dans un moule, séparez la gangue, au-dessus, du métal en fusion, au fond : la fonte. Dans un convertisseur, traitez-la à l’oxygène pur pour brûler les impuretés et réduire la proportion de carbone : vous obtenez de l »acier sauvage’. Passez-le dans une station d’affinage où vous le ‘mettez à nuance’ avec d’autres métaux. Puis vient l’heure de couler le résultat sous forme de produits plats avant laminage (tôles, feuilles, bobines…), ou de produits longs (rails, poutrelles, fils à béton…). Laissez reposer, et livrez le produit aux clients. C’est ainsi que les deux tiers de l’acier sont produits.

Le tiers restant provient du recyclage, nettement moins coûteux : triées, les ferrailles recyclées (‘scraps’) sont fondues dans un four électrique à arc.

Pénurie d’ingrédients
Inférieur à tous les autres, le prix de l’acier est cependant sur une pente ascendante. Pas d’acier sans charbon, et pas n’importe lequel : la houille, de la meilleure qualité. D’importants producteurs comme la Chine et l’Inde réduisent leurs exportations au bénéfice de leurs besoins domestiques. Or le commerce international du coke (190 millions de tonnes — Mt — en 2004) croît toujours. Seule variable d’ajustement possible : le prix. Selon le Mining Journal, ‘un accord [de novembre 2004] entre BHP Billiton et un sidérurgiste brésilien fixait le prix pour 2005 à 130 dollars la tonne, le double du prix de référence 2003 de BHP’.

Quant au minerai de fer, Brésil et Australie représentaient selon la Cnuced près de 50% de la production mondiale 2003, et 75% avec la CEI et la Chine. Selon l’Institut international du fer et de l’acier (IIFA), près de 600 millions des 1,2 milliards de tonnes produites sont exportées, moitié vers les pays développés, moitié vers les pays en développement. Les exportations gagnent 7% l’an depuis 2000, mais les investissements miniers et de transport peinent à suivre.

Voilà un marché tendu, d’autant que la moitié de la production et les trois quarts des exportations sont contrôlés par l’entreprise brésilienne CVRD et les australo-britanniques BHP Billiton &. Rio Tinto. C’est ainsi qu’en février, CVRD a pu imposer aux aciéristes Nippon Steel, Posco, China Steel et Blue Scope des hausses de prix de 71,5% pour 2005 ! Bien loin des 45% anticipés par les analystes du secteur. En outre, les groupes chinois délaissent les achats à l’année au profit d’accords d’approvisionnement sur 20-25 ans.

Même tendance pour les ferrailles, si demandées que leur prix a doublé depuis 2000.

Beaucoup de chefs en cuisine
Qui donc sont les sidérurgistes qui ont produit 1 049 millions de tonnes de métal en 2004 (+8,6%) ? Selon le lobby Eurofer, la moitié est produite en Asie, le quart en Europe géographique et le sixième aux Amériques. Les usines de Chine en fabriquent le quart (+22,5% en 2004), l’Union européenne le cinquième, et autour de 10 % chacun pour le Japon, l’ex-URSS et les Etats-Unis.

Les aciéristes sont bien plus nombreux que les mineurs dont ils dépendent : selon le Metal Bulletin, en 2004, on comptait 110 groupes produisant plus de 2 millions de tonnes (Mt) d’acier, soit 80% du total, contre 36 il y a vingt ans. 34 d’entre eux sont chinois et 10 viennent d’ex-URSS. Mais les dix premiers ne rassemblent que 28% de l’ensemble. Né d’une fusion en 2002, l’européen Arcelor (47 Mt, 95 000 salariés) s’est fait ravir en 2004 la première place du classement par l’indien Mittal (58 Mt, 160 000 salariés), spécialisé dans le rachat de sociétés déglinguées à vil prix. Les suivantes sont sans surprise deux japonaises (Nippon Steel et JFE), une sud-coréenne (Posco) et une chinoise (Baosteel).

Des signaux contradictoires, et (encore) la Chine
La logique de concentration est à l’oeuvre, dans le but affiché de lutter contre la surproduction. Les prix de l’acier se sont envolés ces deux dernières années, permettant aux entreprises de restaurer leurs marges. Fin novembre, Nissan a dû suspendre temporairement la production de ses usines automobiles nipponnes, faute d’acier.

L’objectif serait-il atteint ? Pas vraiment. Selon l’IIFA, en 2004, face à la croissance à deux chiffres de la consommation d’acier des Etats-Unis et en Chine, les capacités de production déjà excédentaires de 135 Mt ne cessent de grimper, en dépit des efforts de régulation de l’OCDE.

Pire : jusque là importateur, la Chine est devenue exportateur net d’acier à partir d’octobre 2004, selon le Metal Bulletin qui s’attend à retrouver cette tendance en 2005. Ce retournement s’explique par les besoins du pays et un système bancaire inefficace prêtant mal à une industrie qui investit trop.

Encore un marché déséquilibré
Le marché mondial de l’acier nous semble assez symptomatique de l’état de l’économie mondiale. Pourquoi une telle exubérance ?

– d’abord à cause des goulets d’étranglement de l’amont d’un secteur dépassé par la demande, les capacités et l’exploration minières étant encore à la traîne, de même que celles des ports et des minéraliers .
– ensuite à cause de la Chine et de son système financier générant surcapacités industrielles et créances douteuses, ainsi que des exportations bon marché, à commencer par les Etats-Unis .
– enfin à cause du maelstrom dans lequel l’Amérique a engagé son dollar, principale devise de règlement du minerai et du métal sur laquelle le yuan est arrimé, et dont la baisse tire mécaniquement les prix vers le haut.

Dans un communiqué commun daté du 17 janvier 2005, l’OCDE et l’IIFA s’inquiètent de la permanence des déséquilibres du secteur… et prient pour la poursuite de la croissance mondiale. Le tout est de savoir combien de temps perdureront les excès qui poussent au surrégime le meccano sidérurgique.

En guise de digestif, selon l’IIFA, la production d’acier a cru de 8,5% en janvier 2005. En excluant la production chinoise (en hausse de 24,3%), la hausse mensuelle ne serait que de 3,6%. Les prix de l’acier vont-ils se détendre ? Le 4 mars, Nippon Steel et Arcelor ont fait savoir qu’ils répercuteraient la hausse du minerai. A court terme du moins, l’inflation sidérurgique devrait se poursuivre.

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