La Chronique Agora

Le Journal qui valait 3 Milliards

J’ai tiré les persiennes ; tamisé les lumières ; soigneusement bloqué ma porte avec la première publication volumineuse qui m’est tombée sous la main (le hasard a voulu que ce fût le bulletin de septembre de la BCE). Et là, dans la solitude de mon bureau désert, recroquevillé sur tes feuilles que je noircis d’une plume fébrile, j’ose enfin donner libre cours à mon indignation.

… Honte et déshonneur ! Déshonneur et honte ! Le monde de la finance ne respecte donc rien ?… Il y a quelques jours, j’apprenais dans le journal les démêlés avec la justice de l’Américain Hewlett Packard, accusé d’avoir débrouillé une trouble affaire de fuites en interne par des moyens certes créatifs, et d’une incontestable efficacité, mais assez peu respectueux des libertés fondamentales : usurpation d’identité, vols de relevés téléphoniques et (rumeur non confirmée) détecteur de mensonges. "Voilà bien l’Amérique d’aujourd’hui ! ricanais-je en moi-même. Ces choses-là n’arriveraient jamais chez nous. De toute façon, nous ne saurions pas faire".

(A la différence des Américains, l’espionnage technologique n’est pas notre fort : chez nous, les plus hautes autorités du renseignement sont encore convaincues qu’on peut, avec un simple téléphone portable, pirater une banque au Luxembourg. Non, notre truc en matière d’espionnage, c’est plutôt l’humain : il faut tout miser là-dessus.) "Ces choses-là n’arriveraient pas en France", concluais-je donc en refermant mon quotidien.

L’honneur d’un homme
… Et voilà que j’apprends, cher Journal intime — toi sur lequel j’ai couché mes aspirations les plus secrètes, mes desseins les plus noirs… Toi à qui j’ai confié mes amours de jeunesse, mes humiliations d’homme mûr, toute ma stupéfiante intelligence de l’économie mondiale — voilà que j’apprends que tu n’avais rien d’intime !

… Une lettre anonyme, trouvée ce matin sous ma porte, m’a dessillé les yeux. Les bras m’en sont tombés — pour ne plus se relever depuis lors. Il paraîtrait qu’un éditeur financier des plus renommés, tant pour l’étincelante qualité de ses collaborateurs que pour l’exceptionnelle distinction de son lectorat, il paraîtrait que cet éditeur a mis la main — par quels procédés, on se le demande ! — sur les bonnes feuilles de mon journal. Tes feuilles, cher écrit, celles que je m’étais bien juré de ne montrer à personne ! Cet individu, au mépris de toute déontologie (et non sans opérer, pour de douteuses raisons éditoriales, de regrettables coupes), en a tiré le contenu d’une publication qu’il diffuse le plus largement possible, auprès du ci-devant distingué lectorat ! Voilà comment, à mon insu et depuis des mois, mes plus secrètes pensées sont jetées en pâture au public, qui s’en repaît !

Chez l’homme intègre et fuyant les honneurs que je suis, l’accablement le dispute à la consternation. Oh, je sais bien qu’à ma place, passée l’indignation première, d’autres finiraient par se sentir flattés ; qu’ils prendraient quelque consolation dans l’idée que les prodigieuses facultés de leur intelligence, trop longtemps ignorées par des collègues indifférents ou des supérieurs médiocres, trouvent un délirant accueil chez un public hors du commun. Mais pas moi. Ce pain facile de la vaine gloire, je n’en mange pas.
… Et si j’ai décidé dorénavant de châtier mon style, ce n’est certes point à l’idée qu’on me lira peut-être ! Plus simplement, l’indignation me rend littéraire : que veut-on, c’est ma nature. Ma première impulsion fut de cesser d’écrire. Mais je me suis ravisé : cette indigne publicité ne me fera pas taire ! Je me cacherai s’il le faut — tout comme ce soir, au secret de mon bureau –, mais je poursuivrai ma chronique. Aucune honte, aucun scrupule ne me privera de la liberté d’écrire, comme je l’ai toujours fait, sur la première idée qui me passe par la tête ; ou le premier objet qui arrête mon regard.

… Pourquoi pas, tiens, le dernier rapport de la BCE, que j’aperçois coincé sous la porte du bureau…

Rentrée des classes
… Au reste, un cru étonnant que cette édition de rentrée. Les hommes en noir de Francfort ("du franc fort à Francfort", comme on résume, avec les copains, la carrière de mon condisciple Jean-Claude T***) se distinguent, dans leur éditorial, par une éloquence presque effrayante au regard de leur prudence habituelle. La nuance y brille par son absence. Il y a des phrases absolument péremptoires, à la grammaire acérée comme un couteau : une principale raide comme un i, un soupçon de conditionnelle et c’est tout — pas une concessive, pas une participiale, même pas un petit adverbe de rien du tout, pour tempérer !

"Si les suppositions et le scénario de base du Conseil des Gouverneurs continuent de se vérifier, un retrait progressif des facilités monétaires reste assuré". Pour une prose de Banquier Central, c’est une tournure aussi habillée qu’un string en fourrure rose devant un complet à rayures. Inouï : ils vont remonter les taux ! Et ils le lâchent comme ça, tout de go, à la face des politiques ! "… L’économie redémarre, tout augmente, la monnaie pousse comme le chiendent, à notre tour ! Cessez de creuser vos déficits publics et laissez-nous vraiment remonter les taux ! C’est toujours les mêmes qui rigolent !"

On les excusera : il y a si longtemps qu’ils l’attendent, leur moment ! Inutile, d’ailleurs, de poursuivre l’analyse de leur éditorial. Pour comprendre les enjeux, il suffit de faire les comptes, comme à l’école après la dictée. Sur deux pages et demie, j’ai recensé : pour l’adjectif "monétaire", 12 occurrences — très bien ; pour le terme "inflation", 9 occurrences — bien ; "stabilité des prix", 8 occurrences — peut mieux faire ; "prix pétroliers", 5 occurrences — bravo ; "création d’emplois", 3 occurrences — non, non et non ! Même à petites doses, n’employez pas d’américanismes.

Le scénario de la BCE est clair : ralentissement modéré de la croissance outre-Atlantique ; confirmation de la reprise en Europe et au Japon, risque croissant de crédit trop facile. Il est temps de sonner la fin de la récré. Egisthe, mon Analyste technique, ne leur donne pas tout à fait tort. Les indices mondiaux enregistrent de beaux parcours, au regard desquels les pauses de l’été n’apparaissent que comme de passagères corrections. Le Nikkei japonais, le S&P américain, l’Eurostoxx ou le Nasdaq sont tous appuyés sur de bons supports qui attestent la poursuite de la tendance haussière. A moyen terme, le potentiel de hausse restant avant les premières résistances-clés se situe autour des 10% en moyenne : cible intermédiaire sur le CAC 40 à 5 300 points.

A l’appui de ces anticipations optimistes, un scénario technique légèr
ement révisé sur l’obligataire. Les mouvements de tension qu’anticipait mon analyste tardent à se déclencher. Bien qu’en tendance le directionnel demeure à la tension, la préférence s’oriente à plus court terme vers une relative stabilité des taux longs dans les trois grandes zones économiques — voire une légère poursuite des détentes. Cette pause de marché durerait jusqu’en octobre, où la tension devrait reprendre — mais jusqu’où ? C’est encore l’inconnue. Sur le front des taux courts, pendant ce temps, des pré-signaux de détente se déclenchent de part et d’autre de l’Atlantique.

Un tel pronostic contredit partiellement le viril scénario brossé par Francfort : mais il est un élément sur lequel, me semble-t-il, les hommes en noir n’avaient pas compté.

Boum
… Pauvre BCE ! A peine son papier plein d’allant est-il paru que les prix du pétrole font la culbute, chamboulant largement son scénario de tensions inflationnistes. Le brut léger new-yorkais (LCO), après un double top marqué cet été, dessine un repli de près de 16%. C’est à croire que tous les facteurs fondamentaux se sont ligués pour faire abaisser les primes de risque : la haute saison d’été (driving season) aux USA se clôt sur des réserves d’essence révisées à la hausse ; le ralentissement se précise outre-Atlantique ; la saison des ouragans se révèle pour l’instant clémente ; les tensions s’atténuent avec l’Iran et le Nigeria ; la guerre du Liban a pris fin ; on vient de découvrir un vaste gisement sous-marin dans le Golfe du Mexique. Cette dernière annonce n’a, pour l’instant, aucun effet sur la structure du marché, mais elle contribue à soutenir le moral des opérateurs.

"N’oublie pas que ces gens ont la tête complètement immergée dans le baril, soulignait mon cousin Werther le Trader ; cela fait des mois qu’on ne leur parle que d’une flambée à 100 $ — et de l’inévitable disparition des ressources…"

Pour couronner le tout, l’OPEP, qui tenait sa réunion viennoise ce 11 septembre, choisit de laisser ses quotas inchangés : si ce n’est pas un signal direct à l’adresse de l’Occident, ça y ressemble fort…

Décidément, les temps changent ; pendant des années, on a pris la Russie comme le chevalier blanc qui ferait rendre gorge aux visées cartélistiques de l’OPEP. Mais Moscou montrant une fâcheuse tendance à peser sur les robinets du gaz et du pétrole, histoire d’expédier ses affaires politiques, notre gang de producteurs paraît se racheter une conduite. Sa mansuétude à l’égard des clients occidentaux ne fait pourtant pas l’unanimité : déjà les plus pauvres — Nigeria, Venezuela — ruent dans les brancards. La clé de l’équation, c’est le coût d’extraction du baril : 13 à 15 $ pour le Brent de Mer du Nord ; moins de 10 $ pour les pays du Golfe ; moins de 5 $ pour l’Arabie Saoudite. Aux cours actuels, Riad est encore largement bénéficiaire : il faut se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, la bande de fluctuation que le Cartel s’était fixée allait de 22 à 28 $ le baril… Mais certains de ses partenaires — notamment ceux dont les gisements sont situés en off-shore, pour des coûts de production nettement plus élevés, sentent déjà la différence.
La probabilité d’un accord entre les parties, donc d’un retour à une stricte politique de quotas, ne peut que s’accroître à mesure que les cours baissent. Mais historiquement, c’est plutôt aux environs des 10 $ le baril, quand les profits des producteurs commencent à être sérieusement menacés, que le cartel retrouve sa cohérence. Même si l’OPEP vient de promettre une grande vigilance, il y a donc là une sérieuse marge de dépréciation…

Cette situation ne surprend guère Egisthe, qui avait détecté de nets signaux de danger sur les matières premières. La quinzaine passée, mon analyste identifiait un seuil critique à 430 points sur l’indice CRB des matières premières. "Le potentiel d’une sortie de canal, écrivais-je alors, peut nous ramener, au minimum, sous les 300 points." On en est aujourd’hui à 314… La correction s’amorce sur les matières premières, pétrole en tête — et elle s’annonce violente. Au point que plusieurs analystes du secteur sont résolument passés baissiers en grande tendance sur le baril, annonçant carrément le plongeon sous les 30 $…

Telle n’est pas ma préférence, Cher Journal (je l’écris uniquement pour fixer mes idées ; certainement pas pour le cas où ces lignes atterriraient sous les yeux d’investisseurs aussi subtils que résolus — je suis au-dessus de telles vanités). Mon scénario fondamental milite pour une demande mondiale soutenue en hydrocarbures.

Autant je n’ai jamais souscrit à l’hypothèse d’un baril à 100 $ (mais on n’en est pas passé si loin), autant je me méfie de l’exubérance inverse. Egisthe est d’accord avec moi : validant l’enfoncement d’un seuil clé sur le LCO, il donne une cible basse aux environs des 55 $, soit 15% à 20% de baisse. S’il a raison, ce sera malgré tout une sacrée secousse. Après quoi le rebond se déclencherait, la tendance de fond reprenant le dessus.

"Tant mieux ! s’exclame mon cousin Werther le Trader en se frottant les mains. Les pétrolières vont plonger… Et ce sera le moment d’acheter". Il n’a pas tort. Dans un contexte qui reste haussier en tendance au plan technique, et non sans arguments fondamentaux, un sell-off précipité par un élan de panique peut ménager une opportunité d’achat sans pareille. Selon le scénario technique d’Egisthe, le rebond sur la zone support des 55 $ nous ramènerait en effet vers les tops de marché…
Précautions … Et même si, par extraordinaire, on me les volait encore, ces pages, pour les publier… Qu’importe ! Ni ma pensée ni mon oeuvre ne se résument à ces lignes que j’ai la faiblesse de griffonner chaque soir, après la clôture !

J’ai beaucoup mieux à mon actif !… Par exemple, Dans la chaleur de Bercy, haletant manuscrit rédigé voici quelques années, à l’occasion d’une longue convalescence. C’est le récit d’une passion torride qui embrase, et puis consume, un directeur du Trésor encore vert et une prévisionniste aveugle, mais pleine de ressources. On y trouve, je dois le dire, plusieurs scènes propres à piquer l’intérêt des esprits les plus blasés. Eh bien… de cette oeuvre puissante, le public ne saura rien !

Qu’elle reste enfouie à jamais, au plus obscur d’un oubli dont ma modestie naturelle a fait sa demeure (c’est-à-dire la petite commode du salon, deuxième tiroir).

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile