▪ Les masques continuent de tomber. Des vérités qui fâchent sont enfin dites. Nous assistons à un véritable déluge de mises au point et même de règlements de compte entre l’Allemagne, Bruxelles, la Grèce et même les Etats-Unis depuis le 24 avril dernier.
Le ton semble de plus en plus abrupt. Le Fonds monétaire international ne s’embarrasse plus de précautions stylistiques : dans son rapport annuel sur l’Espagne publié ce lundi, le FMI pointe du doigt un important déficit budgétaire, un lourd endettement du secteur privé, une hausse de la productivité quasi inexistante, une faible compétitivité de l’industrie et un secteur bancaire présentant "des îlots de faiblesse" — un doux euphémisme : la moitié des caisses d’épargne ibériques seraient en dépôt de bilan sans le secours de l’Etat.
Mais le FMI appuie également là où ça fait mal en dénonçant le dysfonctionnement du marché du travail… Une allusion à peine voilée à l’économie souterraine : elle avait atteint des sommets en 2007 avec l’embauche massive de travailleurs non déclarés mais qui ont permis la multiplication des chantiers et le gonflement sans limite de la bulle immobilière.
L’Espagne mérite-t-elle la palme de la situation budgétaire la plus désastreuse d’Europe ? Laissons donc le nouveau ministre britannique des Finances, George Osborne, répondre sans ambiguïté : "le Royaume-Uni est, parmi les 27 pays de l’Union européenne, celui qui présente le plus gros déficit, avec 156,1 milliards de livres sur l’année budgétaire achevée fin mars, soit 11,1% de son PIB" (et la dette nette de la Grande-Bretagne s’élevait alors à 890 milliards de livres, hors dépenses sociales).
Le gouvernement britannique a dévoilé un premier programme d’austérité portant sur 6,25 milliards de livres. Mais cela ne représente qu’une réduction d’à peine 1% des dépenses publiques annuelles et seulement 0,4% du PIB. Des hausses d’impôts vont suivre, les banques n’échapperont certainement pas à de nouvelles taxes sur leurs activités de marché.
Le nombre des fonctionnaires va sûrement être fortement réduit — comme ce fut le cas dans des conditions de déshérence budgétaires relativement identiques peu après le début du premier mandat de Margaret Thatcher — mais aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus rien à privatiser (ah si, Northern Rock et Royal Bank of Scotland !).
L’Italie s’aligne sur ses partenaires du sud de l’Europe en gelant les embauches et les salaires dans la fonction publique… D’autres surprises désagréables (allongement de la durée des cotisations pour obtenir une retraite à taux plein) sont dans les tuyaux.
La Bourse de Milan (-2,6% lundi, largement lanterne rouge en Europe) en a déjà conclu que le pouvoir d’achat des ménages actifs et les pensions des retraités allaient passer au laminoir, à l’image du plan d’urgence adopté par la Grèce… et qui risque de mener le pays droit dans le mur de la dépression économique.
La Bourse de Madrid a terminé avant-dernière du classement avec -1,3%. La Banque centrale espagnole a annoncé samedi le sauvetage de la caisse d’épargne CajaSur dont le projet de rapprochement avec son homologue Unicaja a échoué du fait de disparités structurelles trop importantes… Cette formulation signifie en réalité que le nouvel ensemble ainsi créé — même doté de quelques centaines de millions d’argent public débloqués dans l’urgence — irait droit à la faillite.
▪ Wall Street semblait perturbé hier par la perspective d’une Europe s’infligeant une cure d’austérité qui préfigurerait un nouvel épisode de récession. Ce scénario est à ce point partagé par les investisseurs qu’il devient difficile de trouver un économiste pour se souvenir du genre de thèse béatement optimiste qui réunissait tous les suffrages un mois auparavant.
Nous avons encore en mémoire les déclarations de certains stratèges qui ressortaient la légende de Goldilocks (ou de la Grande Modération), tablant sur le retour d’une croissance durable de 3% aux Etats-Unis (et de 2% en Europe). Et ce alors que les taux d’intérêts demeureraient exceptionnellement bas durant des années, pour ne pas alourdir la facture du surendettement générée par des plans de relance d’une ampleur historique adoptés en 2008 et 2009.
Cela revient à parier en quelque sorte sur l’avènement d’une nouvelle "Nouvelle Economie"… où l’accumulation stratosphérique des mauvaises dettes, au lieu de faire flamber les rendements obligataires, les maintiendrait à des niveaux incroyablement bas. Une sorte de syndrome japonais des années 90 se généralisant à l’ensemble de la planète.
▪ Plus cela semble idiot et délirant, plus cela séduit les marchés… Le plus sensationnel, c’est que ces élucubrations bénéficient souvent du mécanisme de la prophétie auto-réalisatrice — un peu comme un personnage de dessin animé quittant le sol en se faisant lui-même la courte échelle.
Seule la magie des cartoons (et la fantaisie des scénaristes) lui permet d’accomplir ce genre de lévitation… avant que la gravitation universelle ne reprenne le dessus — au moment où le personnage se croyait hors de danger et commençait à fanfaronner.
Les marchés ont cru pouvoir défier impunément les lois de la physique de mi-juillet 2009 à fin avril 2010, avant de chuter brutalement de 10% à 20% en l’espace de quatre semaines. Le ratio séances de hausse/séances de baisse s’était même établi à 6/1 de la mi-février à la mi-avril. Nous avions alors multiplié les mises en garde, réaffirmant sans relâche qu’il s’agissait d’un des plus époustouflant épisodes de manipulation indicielle de l’histoire des marchés réglementés… et que cela se terminerait par un désastre retentissant puis l’inversion du ratio hausses/baisses des deux mois précédents.
Cette intuition est en train de se vérifier avec un enchaînement de séances de repli (11 sur 14) sans équivalent depuis octobre 2008 ou février 2009. Le Dow Jones cédait 1,25% lundi soir, tandis que le S&P 500 chutait de 1,3%, le Nasdaq limitant son repli à 0,7% alors qu’il affichait encore une hausse symétrique à une heure de la clôture.
Ceci efface les gains de vendredi. Le Dow Jones inscrit au passage sa plus basse clôture depuis le 10 février, c’est-à-dire très précisément le jour où débuta la fameuse "hausse maniaque" qui s’est achevée le 26 avril dernier vers 11 200 points, en même temps qu’éclatait la bulle du pétrole après le test des 87,5 $.