La Chronique Agora

Le fin mot de l'histoire

▪ Que s’est-il passé pour qu’un des métayers de notre ranch argentin refuse de payer son loyer ?

"Eh bien, la même chose que d’habitude", a répondu Miguel. "Les gens qui sont là depuis des années et des années n’ont pas de problème avec le système. En plus, ils ne nous versent pas grand’chose. C’est plutôt symbolique : 5% de leurs animaux. Lesdits animaux n’ont pas une grande valeur ; ils sont maigres et en mauvaise santé. Ils n’ont pas grand prix".

"L’homme qui refuse de payer a quitté sa ferme pour aller en ville. Il s’est mis plein de mauvaises idées en tête. Puis sa tante, qui est la personne avec qui nous avions le contrat, est décédée. Il a hérité du bail, je suppose. Ce n’est pas très clair, parce que c’est une catégorie spéciale de bail. Les pastajeros peuvent le transmettre à leurs enfants, que ça nous plaise ou non".

"Pourquoi ne pas réunir quelques hommes avec des fusils", suggéra Jules. "On viendrait à cheval… on le brutaliserait un peu. Mais restons polis, hein. On ne le ferait pas devant sa famille. Et ensuite, on brûlerait sa grange. C’est comme ça qu’ils font, dans les films".

"Euh… merci… Jules", reprit Miguel. "Mais on ne pourrait pas le faire même si tu étais sérieux. Il ne vit plus à la ferme".

"Quoi ? Ca devient de plus en plus compliqué".

"Oui, toute cette histoire de droits indigènes est un problème. Ce n’est pas tant une question juridique que politique. Tous ces gens votent. Et ils sont plus nombreux que les grands propriétaires comme vous. Je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de propriétaires dans cette vallée tout entière. La moitié d’entre eux ne sont même pas des résidents locaux, donc de toute façon, vous ne pouvez pas voter".

▪ Plus tard, nous nous sommes rendus au ranch. Il faut cinq heures de route, par delà de hauts cols montagneux, le long de dangereux précipices, au travers de déserts et de villages poussiéreux. Les paysages sont spectaculaires. C’est une région stérile et vide. C’est à peine si nous avons croisé une voiture sur tout le chemin.

"Difficile de croire qu’on aurait des problèmes avec les gens ici", a déclaré Jules. "Ils sont si peu nombreux".

Lorsque nous sommes enfin arrivés au ranch, Jorge et Maria nous ont accueillis avec de grandes embrassades. Un vent léger soufflait de l’est. Les étoiles étaient déjà sorties, brillant dans un ciel sans lune. Marta prépara un thé, puis le dîner.

Jorge est le capataz, le contremaître au ranch. Difficile de trouver plus "indigène" que lui. Nous lui avons demandé quel était le problème.

"Indigène ? Santos [le récalcitrant] n’est pas plus indigène que moi ou quiconque d’autre. Mais il est allé en ville. Et quand les peones vont en ville, ils commencent à avoir des idées très mauvaises. Je n’aime pas qu’ils reviennent. Ils croient en savoir plus que tout le monde. Ils créent des problèmes".

"Omar était un bon peon. Puis Santos a épousé sa tante. Enfin, ils vivent ensemble, ils ne sont pas vraiment mariés. Et Santos a commencé à mettre plein de mauvaises idées dans la tête d’Omar aussi. Il a décidé qu’il ne voulait plus travailler pour nous. Il préfère vivre des allocations. Ils vivent tous des allocations. Ils touchent de l’argent pour chaque enfant. C’est parce qu’ils ne trouvent pas d’emploi — évidemment qu’ils n’en trouvent pas, ils vivent dans la montagne ! Les seuls emplois se trouvent ici".

"Mais on a tourné la tête d’Omar. Maintenant, il préfère toucher les allocations. Et vous avez vu comme il vous a salué hier ? Vous êtes le ‘patron’, maintenant. Avant, il vous saluait correctement, mais maintenant, il a honte d’être vu avec vous. Il reste à l’écart. Il boude. Il m’évite. Il va partir, répète-t-il, mais il vit dans notre maison — je veux dire dans une des maisons qui appartient au ranch. De temps en temps, il va en ville et travaille pendant quelques jours".

"Il devrait au moins aller aider Felix et Elena. C’est le fils d’Elena. C’est un peu triste, vous savez ; elle a eu beaucoup d’enfants, je ne sais pas combien exactement. Maintenant, elle et Felix sont là-bas tout seuls. Ils vieillissent et ne peuvent guère se déplacer. Omar devrait les aider. Autrefois, c’était un bon peon".

"Mais c’est comme ça que sont les gens. Ils deviennent obsédés par la politique, et ils ne se soucient plus des autres".

 

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