La Chronique Agora

La main invisible ne prend pas de gants !

** Les marchés étaient rentrés dans leur coquille vendredi et lundi pour cause d’averses de mauvaises nouvelles concernant les banques britanniques et allemandes : la Commerzbank s’apprête à réévaluer fortement ses estimations de pertes liées à la crise du subprime, tandis que Calyon fait état d’une perte de 250 millions d’euros sur des opérations de marché aux Etats-Unis. Ils ont cependant ressorti leurs antennes en début d’après-midi hier, et les indices qui avaient entamé la matinée sur un rythme d’escargot (-0,2% à -0,4% jusqu’en milieu de matinée) ont terminé la séance comme de véritables bolides, avec des écarts s’étageant entre 1,8% à Milan et 2,5% à Madrid.

A Paris, le CAC 40 a non seulement repris 2% (effaçant les 1,80% perdus la veille) mais également enregistré +2,5% sur ses plus bas du jour, inscrits peu après l ‘ouverture vers 5 417 points. L’indice phare culminera en fin de séance vers 5 557 points, porté par une vague de rachats à bon compte et de rachats de ventes à découvert. Les volumes d’échanges ont plus que doublé au cours des trois dernières heures de cotations, pour atteindre 7,2 milliards d’euros sur les 40 vedettes de la cote — 37 d’entre elles clôturant dans le vert.

** Il fallait a priori un solide prétexte pour déclencher une telle furia haussière avant même de connaître la teneur de la décision de la Fed… mais le département du Travail américain a dévoilé un recul surprise et presque surréaliste de 1,4% des prix à la production aux Etats-Unis au mois d’août (contre -0,2% anticipé).

Ce même département du Travail avait estimé à 126 000 le nombre des créations de nouveaux emplois en juin, avant de réviser ce chiffre de -57 000 début septembre. C’est dire à quel point nous jugeons fiables et dignes de foi les calculs de cet organisme qui dépend directement de l’administration centrale américaine…

Le département du Travail impose par ailleurs ses règles aux salariés et aux entreprises (un simple changement de statut concernant une catégorie de salariés, et toutes les statistiques de l’emploi US sont bouleversées : à tous les coups, Wall Street n’y voit que du feu !). La mesure de l’inflation — via une batterie de données indirectes — peut justifier le recours à une panoplie de « biais » qu’un expert de l’INSEE pourrait vous détailler beaucoup mieux que nous.

Le miracle des prix à la production du mois d’août serait essentiellement dû au recul du coût de l’énergie (-6,6%), sinon, les prix en taux central progressent comme prévu de 0,2%. Pas de quoi pavoiser.

** La question que nous nous posons en cette période de records battus quotidiennement par le baril de pétrole est donc la suivante : comment les opérateurs parviennent-ils à occulter la flambée des cours sur le NYMEX depuis la mi-août ? Et la question subsidiaire est la suivante : s’imaginent-ils que la Fed ou la BCE feront preuve de la même cécité ?

Parier aussi agressivement sur l’hypothèse d’une détente des taux suppose des arguments plus solides — et la multiplication des signaux de dégradation conjoncturelle aux Etats-Unis en fait partie : une étude mensuelle de Realty Trac [dont nos collaborateurs américains nous parlent également ci-dessous] révèle une explosion de +36% des incidents de remboursement sur des prêts hypothécaires au mois d’août, soit +115% en rythme annuel.

Les marchés parient donc que les banques centrales, en dépit de leur engagement à ne pas voler au secours des canards boiteux (des spéculateurs « mal avisés »), sont résolues à empêcher que le scénario d’une faillite annoncée ne se transforme en vent de panique chez les épargnants. En effet, ce sont eux qui, en dernier ressort, paieraient l’ardoise sur leurs propres deniers.

La question ne manquant pas de prendre une tournure politique, la Banque Centrale d’Angleterre vient donc d’injecter 4,4 milliards de livres sterling supplémentaires sur le marché monétaire ce mardi pour permettre aux banques britanniques d’accéder à des liquidités au prix plancher de 5,75% (c’est-à-dire sans les pénalités de 100 points de base infligées à Northern Rock).

La « grande nouvelle » du jour, c’est que les dépôts des épargnants britanniques sont intégralement garantis par la Banque Centrale d’Angleterre, quelles que soient les difficultés (et les lourdes pertes) engendrées par les turbulences actuelles sur les marchés financiers. En sera-t-il encore de même en cas d’éclatement de la bulle immobilière outre-Manche ?

La Fed peut-elle restaurer la confiance — à défaut de faire se redresser les prix de l’immobilier — par le biais d’une forte baisse de taux de 50 points (réduction votée à l’unanimité ce mardi), suivie d’un nouveau « geste » cet automne ? Les opérateurs, qui tablaient sur un loyer de l’argent de 4,50% à fin 2007, peuvent considérer que cette hypothèse de travail vient de bénéficier d’un sérieux coup de pouce de Ben Bernanke et de ses acolytes, qui reconnaissent que des risques persistent sur les marchés et que les incertitudes sur la conjoncture s’accroissent.

** Le dollar dévisse de 1,3% à 1,3970/euro et le baril de pétrole s’envole à 82 $ : la balle (de gros calibre) est désormais dans le camp de J.C. Trichet !

Mais avant de nous employer à rabaisser la haute opinion que la BCE se fait d’elle-même (cela pourrait lui être salutaire : si elle tombait d’une telle hauteur, elle se tuerait)… nous devons vous faire part de notre ébahissement face à l’envol de 335 points du Dow Jones (revenu à 2% de son record absolu), la flambée de +2,75% du Nasdaq, de +2,9% du S&P 500 — avec 495 titres en hausse –… le tout dans une ambiance de kermesse, avec une salve d’applaudissement lors du coup de cloche final !

La décision de la Fed était pourtant anticipée par 60% des opérateurs. Nombre d’économistes écrivaient la veille — et nous partagions leur sentiment — qu’un abaissement de 50% des taux directeurs témoignerait d’une réelle inquiétude des autorités monétaires face à la dégradation conjoncturelle.

Pourquoi une telle décision — attendue — est-elle saluée par la plus forte hausse collective des indices américains en 2007… et la plus spectaculaire du Dow Jones depuis le 17 mars 2003 (voire le 15 octobre 2002) ? N’aurait-on pas injecté dans le système de climatisation du New York Stock Exchange un mélange d’azote, de cocaïne et de LSD sous forme d’aérosol fortement dosé ?

Des opérateurs risquaient de se montrer sceptiques — la Fed admet clairement que la situation des USA n’est pas optimale… des esprits chagrins n’allaient pas manquer de pointer du doigt la flambée du baril, la déconfiture du dollar ou encore la chute verticale du moral des spécialistes de l’habitation individuelle (le baromètre de la NAHB chute de 31 vers 26 en septembre, au plus bas depuis 16 ans).

Le meilleur moyen de tuer dans l’œuf tout débat économique, c’est d’administrer une gigantesque claque aux « raisonneurs » et de ne leur laisser d’autre choix que de venir hurler avec les loups, pour éviter de se faire mordre par leurs congénères.

La « main invisible » a frappé fort ce mardi — mais nous savons que cette invisibilité n’est que le produit d’un savant artifice : la main de l’illusionniste n’est pas très loin !

Quand le résultat apparaît aussi spectaculaire, c’est qu’il y a un truc ! Et aucun des grands magiciens qui enchantent le public de Las Vegas ne travaille sans une grosse équipe d’ingénieurs spécialisés dans les effets d’optique et d’assistants qui coordonnent toute la machinerie au centième de seconde près.

La BCE revendique le titre de grand ordonnateur du destin monétaire de l’Euroland… alors qu’elle a en permanence un coup de retard sur une conjoncture sur laquelle elle n’a pratiquement aucune prise. A l’en croire, l’euro fort, c’est elle (alors que la Fed sabre le dollar avec une joyeuse détermination)… et l’inflation maîtrisée, c’est elle aussi — alors qu’Alan Greenspan, qui a tout fait pour qu’elle explose via des injections massives de liquidités dans le système financier, reconnaît que la Chine a joué un rôle majeur dans la modération mondiale du prix des produits manufacturés.

** Mais la BCE échoué, tout comme la Fed, à contenir la seule inflation qui importe réellement au yeux des ménages : celle de l’immobilier, qui a amputé leur pouvoir d’achat dans ce domaine de 20% en 10 ans… et enfermé la plupart d’entre eux dans le piège de la dette à taux variable.

Ceux qui possèdent des immeubles — et même des quartiers entiers, dans le cas d’investisseurs britanniques « historiques » — ne s’en plaignent pas. Ils ne se soucient d’ailleurs guère d’inflation, ni de bulle immobilière (ils le devraient pourtant !), et le concept de hausse du « panier de la ménagère » leur est inconnu… à moins qu’ils ne questionnent leurs domestiques à ce sujet.

Ceux-là ne se plaignent pas de l’action de la BCE… puisqu’elle est transparente et sans aucun effet sur le cours des choses !

C’est toute la nuance par rapport la « main invisible »… qui ne prend pas de gants lorsqu’il s’agit d’une offensive coordonnée de la Fed, de la Maison-Blanche et des banques d’affaires de Wall Street !

Philippe Béchade,
Paris

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