La Chronique Agora

La flamme qui crache un dragon

** Quel scénario improbable, quel retournement de tendance inopiné, quel retour de bâton ! Après avoir collectivement pulvérisé de nouveaux records absolus et s’être éloignés –définitivement pensait-on — des résistances historiques, les valeurs américaines ont basculé dans le rouge à deux heures de la clôture… C’est le scénario strictement inverse de celui observé mardi soir après les si délectable, si précieuses minutes de la Fed.

Le S&P 500 s’est hissé jusqu’au contact des 1 575 points avant de reperdre plus de 20 points pour terminer sa trajectoire sous son cours de clôture de vendredi dernier… C’est ce que les chartistes appellent un « avalement » baissier. Nous gageons que certains « suiveurs de tendance » ont eu du mal à déglutir en assistant à la débâcle de -2,5% du Nasdaq (entre les extrêmes du jour), ou en voyant le Dow Jones rechuter de 200 points par rapport à son éphémère zénith des 14 200.

Aussi singulier que cela puisse paraître, ce n’est ni un profit warning, ni une révélation de perte massive dans les subprime, ni une nouvelle étude prédisant une fin d’année de cauchemar pour les promoteurs immobiliers (celle de mercredi suffit)… Non, les opérateurs invoquent une note de J.P. Morgan, qui aurait réduit sa notation et ses objectifs de cours sur le moteur de recherche chinois Baidu, le principal concurrent de Google en Asie.

** Ce titre s’était distingué le jour de son introduction sur le Nasdaq, début août 2005, par une envolée de 350%… Après un gain de 260% en un an et 180% en 10 mois, peut-être certains opérateurs ont-ils donc jugé opportun de prendre leurs bénéfices alors que le titre (parti de 60 $ il y a tout juste 26 mois) venait d’inscrire en début de séance un nouveau plus haut absolu à 358 $. Une correction de 12% après une envolée de 600% pourrait faire hausser les épaules… mais pourquoi diable J.P. Morgan vient-il casser l’ambiance alors que les valeurs asiatiques étaient encore en pleine euphorie huit heures auparavant.

Nous aurons beau exposer tous les arguments démontrant l’aspect paradoxal de l’inscription d’une nouvelle rafale de records historiques à Wall Street : le point culminant de la crise du subprime n’est pas encore atteint, contrairement aux affirmations d’analystes payés pour rassurer les épargnants, tandis que la croissance américaine s’engage dans un processus de sévère contraction (avec 100% de certitude), voire de récession (50% de probabilités selon Alan Greenspan). Cela n’empêchait pas les opérateurs d’afficher un optimisme inébranlable… jusqu’à ce jeudi soir, entre 20h et 22h.

Dans un contexte d’économie globalisée, ce qui importe, c’est la vitalité de la croissance mondiale et non point celle d’une seule zone économique, fut-elle aussi essentielle que les Etats-Unis.

** Les multinationales qui jouent à fond la carte des pays émergents ces cinq dernières années ont bien gagné au change en délaissant l’Amérique du Nord. L’effervescence économique dans l’Asie du sud-est a dépassé les rêves les plus fous… et l’Inde se targue de rejoindre dès la fin de l’année 2007 la Chine dans le club fermé des pays affichant un taux de croissance supérieur à 10%.

Compte tenu des vents porteurs soufflant depuis l’Orient, l’Euroland peut s’accommoder d’une hausse poussive du PIB hexagonal en 2007, 2008 et 2009, si l’on en croit l’OCDE. Sans oublier que les ex-pays d’Europe de l’Est dopent la machine économique allemande bien plus fortement que le tassement des échanges avec la France ne la ralentira.

La flambée des cours à Hong-Kong (+2% jeudi matin et nouveau record absolu à 29 130 points) ne ferait que refléter la prise en compte du rythme exponentiel de la progression des bénéfices des entreprises chinoises. L’extrapolation de ceux-ci sur une période de cinq ou 10 ans autorise des valorisations qui donnent le vertige et se rapprochent des riches heures de la bulle Internet.

Il existe cependant une différence : les gains réalisés en 2007 sont bien concrets, des dividendes ont bien été versés alors qu’en l’an 2000, les dot.com et les « telco » accumulaient des centaines de milliards de déficits.

Mais que savons-nous vraiment des profits futurs s’agissant d’entreprises dont la comptabilité reste opaque (normes US GAAP : connais pas !)… et qui bénéficient actuellement de taux d’intérêt inconcevables pour des économistes occidentaux : moins de 2,9% pour une inflation officielle de 6,5%, alors que le loyer de l’argent reste fixé à 4% en Europe et 4,75% aux Etats-Unis pour des prix — hors éléments volatils — stagnant autour de +2% ?

Les spéculateurs de l’année 2007 partent simplement avec quelques dollars en poche d’avance. Cependant, les multiples payés aujourd’hui sont devenus astronomiques, alors que l’indice Hang Seng gagne plus de 45% depuis le 1er janvier et 50% très exactement depuis le 17 août.

Les PER semblent cohérents par rapport aux nouvelles projections qui sont faites depuis que des médias influents, s’adressant à un public crédule, ont imposé le concept de la totale innocuité — pour la consommation américaine et les actionnaires asiatique — de la crise des liquidités estivale (qui n’a pas fini de plomber les comptes des banques et des hedge funds).

** Il ne s’agit en fait que d’un aménagement des modes de calculs, pour coller au plus près à la flambée des cours sans donner l’impression d’être dépassé par les évènements. Il s’agit une nouvelle fois de l’illustration d’un phénomène déjà observé en 2000 — « la queue qui remue le chien »… et dont la version chinoise est cette année « la flamme qui crache le dragon ». Ce ne sont pas des estimations plus audacieuses qui ont provoqué le rally des huit dernières semaines ; c’est tout simplement l’afflux de liquidités en provenance des épargnants chinois, qui sont depuis peu autorisés à investir dans des entreprises cotées à Hong Kong (le jour viendra peut-être où ils seront encouragés à se ruer sur le Nasdaq ou le CAC 40…).

Comme les valeurs hongkongaises, à performance égale, présentaient des PER ridicules en regard de ceux qui se pratiquent à Shanghai (nouveau record hier matin à 5 900 points) et Shenzhen, c’est un banal effet d’entonnoir (ou de corner) qui fait flamber l’indice Hang Seng à tout près de 30 000 points.

Au lieu de profiter de l’aubaine pour s’alléger à des niveaux de cours inespérés, des gérants occidentaux se jettent dans la mêlée à corps perdu : les modèles mathématiques démontrent en effet que l’accélération des cours actuelle n’a pas encore atteint ses limites physiques — ce qui se vérifie sans grand suspens puisque les liquidités continuaient d’affluer de toute part jeudi matin.

Mais en sera-t-il encore de même ce vendredi ? Pour être clair… nous ne croyons pas que la note de J.P. Morgan sur Baidu ait à elle seule fait basculer Wall Street à la baisse. Tout s’est passé comme si un message clé avait été transmis à une poignée d’initiés, leur signifiant « vendez » ! Et Baidu, en chinois, cela signifie « 100 fois »…

Philippe Béchade,
Paris

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