▪ La réaction des marchés par rapport aux bribes d’informations et aux images retransmises en direct de la centrale de Fukushima est assez caricaturale. Elle démontre à quel point on se situe dans un pur climat de crise où les réflexes l’emportent de loin sur la réflexion.
Les autorités japonaises annoncent qu’il est impossible aux pompiers de s’approcher de la centrale pour cause d’excès de radioactivité. Du coup, les indices nippons chutent de 5%.
Une escadrille d’hélicoptères transformés en bombardiers d’eau décollent et le Nikkei revient à -2,5%. L’un d’eux largue sa cargaison de beaucoup trop haut et rate sa cible… le Nikkei replonge de 4,5%. Le suivant fait mouche, l’indice rebondit vers -2,8%.
L’exploitant de la centrale annonce ensuite que le volume d’eau ayant atteint les piscines de refroidissement est très incertain et le Nikkei rechute de 3,8%. Quelques minutes plus tard, on apprend que les pompiers vont commencer à asperger les réacteurs au canon à eau, et la Bourse de Tokyo revient à l’équilibre… avant de reperdre 1,5% en clôture. Tout ça parce que raccordement de la centrale à une ligne de haute tension prend du retard et ne serait opérationnel que dans 24 heures.
Les systèmes de refroidissement hydrauliques finiront bien par être rétablis un jour où l’autre mais personne ne sait si cela stoppera les émissions radioactives. Des tonnes de barres d’uranium ont commencé à fusionner, comme en témoignent les nombreux incendies survenus depuis le week-end dernier, rendant leur nocivité irréversible.
Le seul moyen de les neutraliser, c’est le « sarcophage » de type Tchernobyl — et il faudrait potentiellement en construire quatre. Le coût s’annonce astronomique mais la décontamination de la région, en cas de rejet massif, pourrait s’avérer encore plus onéreuse et mettre les finances japonaises définitivement à genoux. Imaginez le budget nécessaire pour dépolluer la Côte d’Azur jusqu’à 30 kilomètres à l’intérieur des terres entre Nice et Toulon (villes, zones agricoles, forêts, littoral).
Le second souci, c’est l’état de délabrement des installations de la centrale de Fukushima : il va interdire pour plusieurs semaines l’extraction des barres de combustible qui n’ont pas encore fusionné. Ce qui va leur laisser le temps de le faire. Dans le pire des scénarios, de nouvelles explosions sont possibles, fissurant ou détruisant des piscines encore intactes.
Le coeur des réacteurs n’a pas encore pas explosé comme à Tchernobyl. Mais un mélange de divers métaux et d’uranium en fusion s’est probablement répandu sous au moins deux des cuves de la centrale. Il ne reste plus qu’à prier que les réceptacles en béton qui servent de fondation résistent à la chaleur intense, laquelle agit comme un morceau de légume bouillant posé sur une plaquette de beurre.
▪ Sur la gravité réelle de la situation, rien ne filtre de la part de l’exploitant de la centrale (TEPCO) ou des autorités japonaises.
Aucun communiqué ne contient les mots catastrophe, perte de contrôle des processus de fusion nucléaire, dégâts irréversibles, équipes d’intervention désemparées, activité radiologique létale. Cela ne ferait qu’ajouter au traumatisme et au désespoir.
La presse nippone évite soigneusement de se montrer plus explicite, toute comme elle évite, (par tradition culturelle) de présenter des images de victimes décédées. Les morts appartiennent à leurs proches, les exhiber constitue un outrage.
Les équipes de presse étrangère sont également surprises du sang-froid, de la dignité mais aussi de la résignation apparente de la population.
C’est une constante chez le peuple japonais : afficher son impatience ou sa colère équivaut à perdre la face, c’est un aveu d’impuissance. Dans un pays où la politesse et le respect des règles — mais aussi de soi et des autres — constitue une sorte d’impératif catégorique, l’incivisme, le vol, le pillage sont des déviances presque inconcevables.
La discipline dans tous les actes de la vie courante est respectée sans acrimonie : elle n’est pas perçue comme arbitraire mais nécessaire.
L’éducation à la japonaise, c’est un peu comme passer en permanence un permis de bien se conduire. Et ce n’est pas une catastrophe aussi considérable que celle du 11 mars 2011 qui pourrait excuser le triomphe du chacun pour soi et l’instauration de la loi de la jungle.
La dignité nippone, c’est ce qu’il reste quand tout le reste s’est désintégré.
▪ La Bourse de Tokyo a bien failli, elle aussi, se désintégrer mercredi soir, et pas uniquement à cause de la psychose nucléaire. Le yen gagnait en milieu de nuit près de 5% par rapport à la veille et 8% en une semaine. Le débouclement du carry trade yen/dollar ressemblait à une réédition du scénario de la crise LTCM ou de l’après Lehman.
La Banque centrale du Japon, consciente du péril, a injecté immédiatement des milliers de milliards de yens pour casser les reins à la spéculation. Le but étant d’obtenir en quelques dizaines de minutes une remontée salutaire du billet vert de 76,5 vers 80 yens… mais c’était moins une !
Après une nuit de tous les dangers et de toutes les urgences absolues (qui s’est conclue sans une nouvelle catastrophe), les places européennes ont entamé la journée de jeudi en poussant un gros « ouf » de soulagement.
Le rebond de 1% amorcé dès l’ouverture s’est confirmé et amplifié tout au long de l’après-midi. Le coup de rein final a permis à l’Euro Stoxx 50 de grimper de 2,4% et au CAC 40 de terminer au plus haut du jour, à 3 786 points (dans des volumes de 5,3 milliards d’euros).
Ce rebond est bienvenu car le premier trimestre qui s’achève ressort légèrement négatif de 0,5% par rapport au premier janvier. Par rapport au 17 décembre (précédente « journée des Quatre sorcières », il ressort à -2,3%.
▪ A Wall Street, le profil de la séance s’est avéré plutôt plat. Les scores de clôture ont été très proches de ceux affichés après un quart d’heure de cotations. Le Dow Jones a repris 1,4% à 11 775 points, le Standard & Poor’s 500 1,35% à 1 273,7 points et le Nasdaq seulement 0,75% — alors que le repli d’Amazon a pesé en fin de journée.
Les bonnes statistiques américaines publiées jeudi n’ont pas dopé la performance des valeurs US. Les inscriptions hebdomadaires au chômage aux Etats-Unis sont repassées sous la barre des 400 000 (à 385 000), Les indicateurs avancés de février sont ressortis en hausse de 0,8% et l’indice de la Fed de Philadelphie grimpait vers 43,4.
Pas de surprise du côté des prix à la consommation en hausse de 0,5% en février (2,1% en rythme annuel) alors que le prix du fuel a bondi de 5,4% en février.
▪ L’inflation n’est plus un sujet aussi important de l’avis d’une majorité d’économistes, drame japonais oblige. Mais les marchés ne vont pas tarder à se préoccuper à nouveau des affrontements interreligieux au Bahrein et de l’issue incertaine de l’offensive des mercenaires et des troupes restées fidèles à Kadhafi.
Les spécialistes des matières premières réalisent que les tensions refont surface sur le front de l’or noir et le cours du baril (+3,5%) s’envole vers 101,5 $ alors que le dollar rechute vers 1,40 euro.
Cette journée de vendredi pourrait favoriser certaines prises de position tactiques visant à combler les gaps de rupture du mardi 15 mars. Ne perdons pas de vue qu’une consolidation limitée de seulement 5% à Wall Street depuis le début du mois — et de 8% en Europe — relève presque du miracle. Miracle, compte tenu des incertitudes géopolitiques et économiques colossales qui s’accumulent depuis les sommets de la mi-février.
La reconnexion avec le réel ne s’est que partiellement opérée car l’argent de la Fed — et maintenant de la Bank of Japan — continue de faire merveille.
Nous sommes rentrés de plain-pied dans l’ère des manoeuvres monétaires désespérées… et c’est peu de dire que les circonstances l’exigent.