La Chronique Agora

La banque qui transforme le plomb en or (étymologiquement ?)

▪ "Les gens qui ont évité l’effondrement du système financier (Ben Bernanke, Henry Paulson, Tim Geithner…) sont des génies". Cette affirmation étourdissante est signée Warren Buffett.

Ils ont encouragé la formation de la bulle et n’ont officiellement rien vu venir lorsque celle-ci a éclaté — sans oublier qu’ils ont menti jusqu’à la dernière seconde à propos du risque de propagation à l’économie réelle. Tout cela en fait-il également des génies ?

Soudaine mansuétude du sage d’Omaha pour une équipe politico-économique qui a failli… Admiration envers l’action de Hank Paulson, qui a tué Lehman et renfloué AIG (principal débiteur de Goldman Sachs, alias GS pour les intimes) pour livrer Wall Street pieds et poings liés à Goldman Sachs (dont il était le PDG avant de devenir secrétaire au Trésor)… Tout cela aurait-il quelque chose à voir avec le fait que Warren Buffett est devenu en septembre 2008 l’un des principaux actionnaires de ce même GS ?

Un important gérant de fonds new-yorkais faisait remarquer ce mercredi sur CNBC que le S&P vient de rejoindre 1 050 points — c’est-à-dire très précisément l’objectif de Goldman Sachs. Il notait également que les banques se sont de nouveau envolées en août sur la parution d’une étude de… Goldman Sachs… que General Electric s’est mis à flamber récemment sur une recommandation de… Goldman Sachs… et que le secteur des matériaux de construction flambe depuis 48 heures sur un changement d’opinion de… Goldman Sachs.

N’oublions pas que la thèse hédoniste d’une amélioration rapide et durable des profits des entreprises, malgré un environnement économique difficile et une croissance molle (ce qui n’a jamais été observé aux Etats-Unis par le passé, est défendue par Abby J. Cohen, la stratège action éternellement haussière de… Goldman Sachs).

Et qui possède les plus puissants logiciels de manipulation des cours ? Qui pèse en moyenne 40% des échanges au quotidien à New York comme à Londres ou Paris ? Mais oui… Goldman Sachs.

Tout lien entre la flambée stratosphérique de 60% de Wall Street — en totale décorrélation avec la réalité économique — et une quelconque influence de Goldman Sachs serait évidemment purement fortuit.

Aujourd’hui, les stratèges de Goldman Sachs (ils ne sont pas les seuls) affirment qu’il circule des masses d’argent considérables dans le système financier. Il faut bien qu’il s’en aille quelque part… de préférence là où il rapporte un peu mieux que zéro — mais jamais dans l’économie réelle naturellement, c’est plein de pauvres et de chômeurs qui ne sauraient pas quoi en faire…

▪ Les actions offrant depuis quelques mois les meilleurs retours sur investissement, il est normal que leur hausse spectaculaire attire le plus de capitaux. Autrement dit, c’est parce que la bourse flambe que tout le monde viendrait s’y précipiter, comme des moucherons la nuit sur l’ampoule incandescente d’une lampe halogène.

Ainsi, sans que les marchés aient la moindre certitude d’une croissance réelle des profits des entreprises à un horizon de 18 à 24 mois (hors réduction des coûts et coupes claires dans les effectifs salariés), ils relèvent au fil des semaines leurs prévisions de bénéfices par action. Les analystes se livrent à une véritable surenchère, dépassés qu’ils sont par l’envolée des cours.

Le consensus tablerait aujourd’hui sur une hausse de 30% des bénéfices par an, contre 15% pour les plus optimistes au début de l’été. Il prévoit également une stagnation globale d’ici 2012, d’après des études qui se voulaient réalistes au mois de mars dernier. Notons qu’elles se fondaient sur des exemples tels que la "décennie perdue" du désendettement des ménages japonais.

▪ Il ne semble plus exister de limite aux élucubrations que le marché serait prêt à gober la bouche grande ouverte. Un analyste de Goldman Sachs (encore un) vient de revoir son objectif de cours de 50% à la hausse sur Lafarge ; il passe ainsi de 60 euros à 91 euros, ce qui laisse un peu de place pour le rêve.

Quelques analystes tricolores qui connaissent bien Lafarge et suivent au plus près sa stratégie de réduction de périmètre industriel, induite par un marché mondial en contraction, se disent un peu surpris par l’optimisme sans réserve de leur confrère américain. Ils le sont plus encore par l’ampleur de son revirement d’opinion en termes de valorisation.

Lafarge ne valait plus rien en mars dernier, le ciment, c’était du plomb. Six mois plus tard, il vaut de l’or… et il n’y en aura pas assez pour tout le monde. Il faut être doté d’une surprenante faculté de prescience : le secteur de la construction a reculé de 3% dans l’Euroland au second trimestre 2009 et les mises en chantier n’ont progressé que de 1,5% aux Etats-Unis au mois d’août. Avouez que nous sommes loin d’une reprise fulgurante dans le bâtiment.

Oui, par le jeu d’une merveilleuse alchimie (injections massives de capitaux qui sont autant de déficits budgétaires à éponger pour les contribuables), le plomb s’est transformé en or en moins de six mois. L’effondrement du marché du crédit n’aura aucune conséquence fâcheuse.

La Fed a tiré les leçons des erreurs commises par ces idiots de Japonais de 1990 à 2000. Cela ne fait aucun doute, la machine économique occidentale va repartir du bon pied, avec des entreprises plus profitables que jamais… car il est évident que les Américains et les Européens (Espagne, Irlande et Autriche en tête) ne vont pas se mettre à épargner et se désendetter comme l’ont fait les consommateurs nippons dans des circonstances identiques 20 ans auparavant.

Nul n’a jamais connu une crise semblable à celle de 2007/2008 mais chacun est bien convaincu qu’il ne s’agit plus que d’un mauvais souvenir. Il n’existe pas un excès de dette qui ne puisse être résolu par un excès de dettes plus grand encore.

▪ Puisque rien n’a changé, sinon la rapidité du rebond des marchés d’actions, c’est que les stratégies de gestion ont peut-être évolué. Parmi les théories les plus intéressantes glanées au fils d’interviews sur des radios ou des chaînes télévisées économiques, il en est une qui nous interpelle et devrait intriguer Warren Buffett, que nous évoquions en début de Chronique.

Le buy and hold (acheter et conserver les titres sur du long terme) serait mort !

Explication : "le monde change trop vite, il faut être réactif. La vérité d’un jour devient l’erreur du lendemain — il ne sert à rien de conserver une valeur qui ne grimpe plus, il faut suivre la tendance et se fier aveuglément au jugement du marché… car tout est dans le cours de bourse".

Vous connaissez tout cela. Ce sont les principaux couplets de l’hymne à la spéculation pure, au court-termisme forcené et au suivisme le plus clairement assumé.

De jeunes loups de la finance affirment que malgré toute son expérience et son bon sens légendaire, Warren Buffett a été dépassé par les événements en 2008. Il a lui aussi perdu beaucoup d’argent en investissant trop vite, il a cherché à rattraper le couteau qui tombe et il s’est infligé de vilaines entailles : voilà un exemple à ne plus suivre. Réciproquement, il ne faut pas succomber à la tentation de quitter un marché qui s’envole, même en phase de hausse maniaque : il y aurait désormais trop à perdre en vendant trop tôt.

Mais si des gérants aussi doués et perspicaces que Warren B. ne doivent plus jamais chercher à acheter dans les creux ni vendre sur des pics historiques… qui doit le faire !

Beaucoup d’opérateurs pensent que c’est le rôle dévolu à l’omnipotent holding bancaire Goldman Sachs… en état de grâce depuis que son ex-président l’a débarrassé de sa rivale Lehman et l’a fait renflouer — via AIG — aux frais du contribuable. La banque a certes remboursé son dû… mais pas AIG !

Goldman dit achetez, le marché achète. Goldman dit vendez… et vous connaissez la suite : leurs traders vont se partager 11 milliards de dollars en 2009. La rumeur qui circule à Wall Street serait que le pactole tourne plutôt autour de 20 milliards de dollars : de quoi boucher largement le "trou de la Sécu" en France, ou offrir un minimum de protection sociale aux 50 millions d’Américains qui en sont privés.

▪ Nous ne pourrions pas conclure cette Chronique sans attirer votre attention sur ce télescopage des logiques exposées dans les précédents paragraphes. Il recouvre en fait une véritable escroquerie intellectuelle : alors que les analystes font des extrapolations de profits (ou de pertes, six mois auparavant) sur trois, cinq ou 10 ans, les meilleurs stratèges vous assurent que conserver un titre plus de quelques mois est un non-sens.

Autrement dit, ils sont prêts à acheter sur la base de n’importe quel scénario moyen terme mirobolant… tout en sachant pertinemment qu’ils vendront dès que leur objectif de cours sera atteint, ou tout simplement si le cours cesse de monter.

Conclusion : les analystes ne sont pas plus tenus de faire des prévisions crédibles qu’avant la crise. Après tout, ceux qui suivent leurs recommandations professent qu’ils n’ont aucune intention de prendre le risque de voir les entreprises leur verser ou non, année après année, les dividendes anticipés.

Qu’est-ce qui a changé dans la façon de penser et de travailler des marchés en un an ? Rien. Les bulles boursières regonflent, les bulles de dettes s’accumulent. La seule différence, c’est que Goldman Sachs est encore plus puissant… et les traders de cette firme beaucoup plus riches.

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