Une clôture dans le vert… c’était à peu près le seul scénario inenvisageable jeudi matin après le plongeon de 6,35% du Nikkei, de 3% de Shanghai et de 2,2% à Hong Kong — sans oublier le rebond de 2% du yen, vers 94/$ et 128/euro et la glissade du dollar vers 1,34/euro.
Mais bon, vous connaissez les marchés à la mode planche à billets… C’est un peu comme au temps du Soviet suprême : ce que le Comité central a décrété fait force de loi, et les marchés n’existent que pour confirmer de façon éclatante le génie des cadres du « Parti ».
Ben Bernanke est pénétré de l’absolue conviction que la hausse de Wall Street (la plus grande fraude de l’histoire, de l’avis d’une majorité d’épargnants américains) diffuse un formidable sentiment de richesse… y compris chez les deux tiers de citoyens qui ne possèdent aucune action, directement ou indirectement.
Donc, quoi qu’il arrive (comme des hausses de taux en cascade en Asie), Wall Street ne peut se permettre de reculer car cela introduirait un doute sur l’infaillibilité de la Fed. De sorte que nous regardons les marchés se prosterner et encenser Ben Bernanke, leur demi-dieu qui commande aux éléments naturels, aux cycles économiques et aux indices boursiers — enfin… surtout aux indices boursiers.
C’est comme ça : Wall Street grimpe et grimpe encore même si cela n’a aucun sens économique… et même si cela renforce le sentiment général que le jeu est complètement truqué et qu’il faut, pour s’y enrichir, posséder le tempérament et le cynisme d’un tricheur professionnel.
▪ La palme de la manipulation
En matière de manipulation des indices, cette séance de jeudi mérite la palme de la décennie : les sherpas de Wall Street se sont surpassés. Plus aucun sens de la mesure dans l’usage des artifices, plus aucun effort pour éviter que le scénario intraday n’apparaisse grotesque… c’est Spring break !
Alcool et cachets de contrebande à gogo : c’est le plus culotté qui remporte le saladier. Et du culot comme des faux billets, la Fed en a revendre. Le Dow Jones (+1,21% à 15 176 points) a repris jeudi pas moins de 350 points sur ses niveaux testés hors séance jeudi matin.
Le S&P 500, attendu sous les 1 600 en préouverture, s’envolait de 1,45% à 1 636 points. L’explication de ce contrepied haussier qui a surpris jusqu’aux traders les plus blasés serait la suivante : une série de trois baisses consécutives — la plus longue de l’année 2013, quelle horreur ! — constituait un évènement quasiment inconcevable. Une quatrième séance de repli était donc à exclure formellement.
Wall Street ne peut pas baisser et les indices américains ont l’interdiction formelle d’enfoncer leurs supports (parfaitement identifiés à 15 000 sur le Dow Jones et 3 400 sur le Nasdaq. La remontée des actions, totalement linéaire durant six heures et demie, traduit l’activation d’un puissant algorithme agissant comme un treuil auquel rien ne résiste.
La progression du funiculaire de Montmartre ou du tramway de San Francisco nous semble l’image la plus évocatrice de ce à quoi nous avons assisté jeudi. Le marché ne connait qu’un seul sens depuis le 15 novembre dernier ; rien ne saurait se produire sur la planète qui affecte le marché haussier américain.
La différence de performance entre Wall Street et Tokyo s’élevait donc de 8% en moins de 12 heures. C’est probablement le plus gros écart jamais observé en 50 ans, krach d’octobre 1987 excepté… aucun autre exemple ne nous revient.
▪ America first
Face à ce prodige, un intervenant interviewé quelques minutes après la clôture sur CNBC livrait son explication: « America first« .
Autrement dit, le reste du monde peut s’écrouler, l’argent sera rapatrié vers Wall Street afin de soutenir coûte que coûte le marché.
Un autre analyste invoquait le « bazooka monétaire » de la Fed et la détermination de la banque centrale à en faire usage au moindre signe nervosité des marchés… C’était bien le cas mercredi mais ne l’est plus ce jeudi, avec un VIX qui replonge de 11,7% à 16,4 — une des plus fortes baisses de l’année.
Malgré le bazooka d’un calibre encore bien supérieur de la Bank of Japan, Tokyo se retrouvait jeudi matin à 28% de son zénith annuel. Wall Street a seulement reperdu 3% depuis celui du 22 mai dernier.
L’argent massivement rapatrié des places financières émergentes (qui plongent depuis 15 jours) va donc chercher refuge sur les actions américaines, considérées comme le seul placement sûr.
C’est logique : la Fed ne tolère aucun repli du Dow Jones ou du S&P 500. Une consolidation de temps en temps, ça passe, mais aucun risque de correction à l’horizon.
Ce qui surviendra à la place sera certainement quelque chose d’inédit, plus proche d’une désintégration ou d’un anéantissement… d’où l’acharnement à ce que cela se produise le plus tard possible.
▪ Mais puisqu’on vous dit que tout va bien !
Pour mesurer le degré de perte de contact avec le réel, nous mentionnerons ces cohortes d’opérateurs qui affirmaient — sans rire — que l’optimisme du marché ce jeudi avait été ravivé par les chiffres économiques du jour (chômage hebdo et ventes de détail).
Voyez comme il est facile en se regardant le nombril d’effacer le souvenir d’un mini-krach à Tokyo ou la baisse des perspectives de croissance de la Chine, du Brésil, de l’Inde, après celles de l’Europe et de l’Australie en début de semaine (des anecdotes mineures, convenez-en !).
Les inscriptions hebdomadaires aux allocations chômage aux Etats-Unis ont reflué de 12 000 la semaine dernière à 334 000 (le consensus visait 45 000). Par ailleurs, les ventes au détail — qui comptent pour 70% du PIB américain — ont grimpé de 0,6%, soutenues par les performances des concessionnaires automobiles (il y a de toutes façons un effet saisonnier avant les grand départs en congé d’été).
Ce sont des chiffres qui plaident manifestement pour une éventuelle réduction de la taille du QE3 avant la fin de l’année. Les marchés ne devraient donc pas s’en réjouir sans réserve, ni faire comme si les turbulences asiatiques étaient sans conséquences… mais les opérateurs qui lisent dans les pensées de Ben Bernanke savent déjà qu’il annoncera mercredi prochain le maintien des émissions monétaires dans leur intégralité et sans limite de temps.
C’est à se demander pourquoi on mobilise des dizaines milliers de professionnels pour organiser des séances de bourse et des armées d’analystes pour disserter sur l’état présent ou futur de notre monde — alors que la Fed fixe de façon souveraine et unilatérale la valeur des indices boursiers américains.
Elle agit de la même façon que le Soviet suprême (qui avait l’économie de marché en horreur). Il fixait le montant officiel de la récolte de blé, toujours légèrement supérieure à celle des Etats-Unis, même si la moitié des engins agricoles d’Ukraine étaient en panne et les silos de l’URSS à moitié vides.