▪ Améliorer le monde coûte cher. Quand on a de l’argent, les efforts portent leurs fruits. Ou pas. Mais quand on n’a pas d’argent, quand on doit changer le monde à crédit, que se passe-t-il alors ?
John Maynard Keynes a révolutionné la profession économique au début du 20ème siècle. C’est lui plus que tout autre qui l’a fait passer du statut du refuge pour observateurs et philosophes élancés à celui de commando d’élite pour hommes d’actions. Mais la grande idée de Keynes, comme toutes les idées utiles de l’économie, était basée sur une histoire avec une morale.
Dans le livre de la Genèse, il est dit que Pharaon a fait un rêve, dans lequel il se tenait à côté d’une rivière. Sept vaches grasses en sortirent. Puis sept vaches maigres les suivirent et dévorèrent les vaches grasses. Dans un rêve similaire, des épis abondants étaient dévorés par des épis desséchés.
Pharaon était troublé. Ses mages ne savaient que dire. On envoya donc chercher l’Hébreu qui avait bonne réputation dans le domaine de l’interprétation des rêves — Joseph. Pharaon lui décrivit ses rêves. Sans se laisser démonter, Joseph lui expliqua ce qu’ils signifiaient. Les sept vaches grasses et les épis abondants représentaient les années d’abondance, avec de belles récoltes. Les sept vaches maigres et les épis desséchés représentaient les années de famine. Bien qu’on ne lui ait rien demandé, Joseph donna son avis : Pharaon devait mettre en place une politique économique contra-cyclique. Il devait taxer 20% de la production durant les années d’abondance — de la sorte, il aurait du grain prêt à vendre lorsque la famine arriverait. La Genèse nous dit ce qui s’est passé ensuite :
« Les sept années où l’abondance avait régné en Egypte touchèrent à leur terme et les sept années de famine commencèrent, comme Joseph l’avait prédit. […] La famine sévissait dans toute la contrée. Joseph ouvrit tous les entrepôts du pays et vendit du blé aux Egyptiens. […] De tous les pays environnants, on y venait acheter du blé auprès de Joseph, car la famine était grande sur toute la Terre ».
On pourrait penser que des investisseurs privés seraient plus efficaces et sauraient tirer profit de la situation, achetant le grain à prix bas quand les réserves débordent et le vendant à prix élevé lorsque les récoltes tournent mal. Mais inutile de contester le récit biblique. Il semble tout à fait probable, qui plus est.
▪ Le problème avec cette théorie
Keynes avança l’idée simple que les gouvernements modernes devaient agir comme Pharaon. Ils devaient mettre en place des politiques monétaires et budgétaires contra-cycliques. Durant les années d’abondance, ils devaient faire des réserves avec les surplus. Durant les années de crise, ils devaient ouvrir les portes des entrepôts de sorte que les gens puissent manger. Cela semble assez sensé, jusqu’à ce qu’on se rende compte que les gouvernements modernes d’accumulent pas de surplus — juste des déficits. Les Etats-Unis n’ont pas enregistré d’excédent budgétaire (sans tenir compte des paiements de la Sécurité sociale) depuis 1969. Soit 43 ans sans fermer les portes des entrepôts. Vous pouvez regarder tout ce que vous voulez : les autorités ont tout mangé… et plus. Maintenant que les années de famine sont là, elles n’ont pas de grain à distribuer.
Ce pourrait être la fin de l’histoire, mais ce n’est pas le cas. Les économistes insistent sur le fait que les autorités peuvent suivre une politique pharaonique même quand les entrepôts sont vides. Comment ? En empruntant de l’argent… et, à l’extrême, en l’imprimant. Vous avez probablement déjà une longueur d’avance sur notre raisonnement. Vous vous demandez si cela aurait pu fonctionner en Egypte. Pharaon aurait-il pu s’épargner l’effort de stocker le grain et l’emprunter simplement quand il en avait besoin ?
Eh bien, il n’y a qu’une quantité donnée de grain disponible. Emprunter à ceux qui en ont encore n’aide pas. Au mieux, cela ne fait que le faire circuler. Au pire, cela mobilise les semences nécessaires pour planter la récolte de l’année suivante. Sans eux, la récolte sera plus petite, affamant encore plus de gens.
(Pas plus que Pharaon ne pouvait résoudre le problème de la faim en distribuant de la sciure et en prétendant qu’il s’agissait de pain complet. Il faut que ce soit digérable. C’est le même problème avec l’argent issu de la planche à billets. Comme du pain fait avec de la sciure… la devise fiduciaire est un sous-produit du bois. C’est une monnaie qui pousse littéralement sur les arbres ; elle n’a aucune valeur. La sciure n’a pas de valeur nutritive ; l’argent papier ne s’appuie pas sur de véritables ressources).
Mais les économistes ont développé des théories élaborées et des preuves mathématiques leur permettant de croire ce que tout le monde tient pour impossible. Le gouvernement est peut-être déjà profondément endetté, mais il peut s’endetter plus encore durant les années de crise, disent les économistes « néo-keynésiens », afin de compenser la contraction du secteur privé. Et les banques centrales peuvent aussi faciliter la tâche des consommateurs souhaitant emprunter. Les relances budgétaires et monétaires fournissent une « demande » nécessaire pour une économie qui ralentit.
Cela semble presque plausible. Et le truc a plutôt bien fonctionné de la fin de la Deuxième guerre mondiale jusqu’à 2007. Chaque ralentissement économique était combattu avec plus de crédit facile, menant les gens à emprunter de plus en plus d’argent. Le point de déclin de l’utilité marginale de la dette avait été atteint de nombreuses années auparavant. A la fin des années 40/50, il fallait seulement 1,40 $ de crédit pour produire un dollar de PIB supplémentaire. Au milieu des années 90, on en était à 3 $ de crédit pour un dollar de PIB. 10 ans plus tard, la quantité de crédit additionnel pour produire un dollar de plus dépassait les 5 $ — et depuis, il s’envole. En 2007, la production commençait à décliner, de sorte que les ajouts de crédit — quelle que soit leur taille — ne produisaient en fait aucune production supplémentaire.
La dette est devenue un fardeau majeur pour les économies des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon. Elle les empêche d’épargner, de dépenser, d’investir et de créer de la nouvelle richesse. Pourquoi ? Parce que les ressources qu’on aurait pu mettre au travail pour construire l’avenir ont déjà été englouties par le passé. La dette a été contractée. Elle doit être remboursée. C’est comme si Pharaon avait déjà emprunté le grain nécessaire… comme si le grain destiné à être planté pour l’année prochaine avait déjà été mangé. Une fois consommé, il ne peut être emprunté. Il a disparu.