La Chronique Agora

Jusqu'où Wall Street peut-il perdre le contact avec le réel ?

▪ Wall Street a battu mercredi de nouveaux records annuels peu après l’ouverture. Le Nasdaq cumule un gain de 73% en sept mois environ ; chacun comprend qu’il y a derrière ce miracle une véritable volonté de faire grimper les cours.

Après le rebond de l’immobilier qui se retrouve submergé par déferlante des saisies/ventes aux enchères et la duplicité des analystes (à l’origine de l’illusion d’un "mieux que prévu" qui se systématise de façon grotesque), les médias donnent la parole à ceux qui tentent d’allumer le troisième étage de la fusée haussière.

Ceux-là ne viennent pas pour offrir une justification technique ou économique de la hausse — comment le pourraient-ils ? Non, ils se contentent d’affirmer que la flambée des cours devrait rassurer les épargnants et les inciter à consommer. Autrement dit : "si nous avons tiré les cours, c’est pour votre bien… et nous n’avons jamais agi de la sorte pour gonfler nos bonus dans des proportions dantesques".

▪ La dernière enquête de l’université du Michigan démontre que la confiance des ménages rechute alors que le Dow Jones vient de pulvériser la barre des 10 000 points.

Les Américains ne sont pas si idiots. Ils savent que l’argent qu’ils investissent dans leurs plans d’épargne retraite ne peut en être retiré sous peine de lourdes pénalités. L’augmentation de la valeur des pension funds (401k) n’est que virtuelle — tout comme l’était la plus-value sur leurs biens immobiliers avant que la bulle n’éclate.

Pour bénéficier des niveaux mirobolants de Wall Street, il leur faudrait trouver un banquier prêt à leur avancer l’équivalent de la plus-value latente (par le procédé si pernicieux de l’"extraction de valeur"). Pour que la consommation redémarre, il faudrait de surcroît prier pour que les bénéficiaires ne courent pas transformer cet argent en quelque chose de tangible comme l’or ou l’euro.

Mais même si Wall Street n’était pas arraché à la hausse grâce à l’argent du contribuable… même si il y avait de vrais signes de reprise et moins de trimestriels gonflés à coup d’artifices comptables… combien d’Américains pourraient réellement se sentir plus riches grâce à leurs gains boursiers ?

Cela ne concerne que ceux qui auraient investi entre octobre 2002 et octobre 2004 puis se seraient abstenus de payer le marché au plus haut de 2005 à 2007. Sur 10 ans, le prix de revient moyen d’un portefeuille d’actions aux Etats-Unis constitué par le biais d’une épargne mensuelle, en prenant comme référence le S&P 500, est de 1 200 points.

Or le S&P n’en vaut aujourd’hui encore que 1 080… tout en haut d’une vague de rebond de huit mois sans équivalent dans l’histoire de Wall Street. C’est la preuve que la sur-liquidité et le day trading ont remplacé la compétence — la manipulation des cours remplaçant la psychologie, ravalée au rang de simple alibi.

▪ Puisque le jeu consiste à faire grimper les actions quel que soit l’environnement macro-économique, les investisseurs ne s’émeuvent guère de voir le baril s’envoler au-dessus des 80,5 $. Après tout, cela soutient les valeurs pétrolières et donc Wall Street.

Mais le scénario des dernières séances s’apparente par de nombreux aspects à des mouvements de cours de type "porte de saloon", avec une succession d’écarts de 1,5% à 2% — à la hausse comme à la baisse — sans logique directrice.

Attendus en repli de 0,5% en moyenne mercredi, les indices américains ont rouvert à l’équilibre. Ils se sont ensuite envolés de 1% en quelques dizaines de minutes, pour inscrire une série de nouveaux records annuels à 1 101 points sur le S&P et 2 191 points pour le Nasdaq Composite. Cependant, dès la mi-séance, le Dow avait reperdu les deux tiers de ses gains initiaux… et les opérateurs n’avaient encore rien vu !

En effet, à une heure de la clôture, les indices américains ont basculé dans le rouge. Ils ont ensuite accéléré leur glissade pour perdre au final pas loin de 1% (-0,9% en moyenne).

Beaucoup d’observateurs semblent perplexes car à 24 heures d’intervalle, les mêmes causes semblent produire des effets radicalement opposés.

Les bons trimestriels d’Apple et de Texas Instruments n’avaient pu empêcher Wall Street de consolider mardi, pas plus que ceux de Yahoo! hier soir n’ont pu empêcher les places européennes de chuter de 1% à 1,3% mercredi matin… Pourtant, les quelques grandes banques (Morgan Stanley, US Bancorp et Wells Fargo) qui ont publié des résultats trimestriels supérieurs aux attentes semblent restaurer un vent d’euphorie.

Une fois exclus les profits des traders et ceux résultant des émissions obligataires, il transparaît que la conjoncture est loin d’être redevenue porteuse pour la banque de détail, avec une hausse générale des provisions liées à tous les secteurs du crédit.

▪ La Fed pointe du doigt ces difficultés dans son Livre beige. Elle déplore la dégringolade de l’immobilier commercial, la dégradation de la qualité des créances des emprunteurs particuliers, la hausse du chômage et une reprise "sporadique" cantonnée au secteur industriel, largement soutenu par le plan de relance.

La principale inquiétude de Wall Street semblait provenir mercredi soir du niveau de la consommation aux Etats-Unis. Wal-Mart s’est montré prudent lors d’une réunion avec les analystes : la période cruciale de Thanksgiving puis de Noël se profile sur fond de chômage massif — et Wal-Mart sait à quel point les statistiques de l’emploi du gouvernement sont éloignées de la réalité du terrain.

Des dizaines de millions de travailleurs pauvres ou de chômeurs sans ressources traquent la moindre promotion. Les achats d’impulsion sont de l’histoire ancienne ; place à la consommation de crise, qui génère des volumes relativement stables mais des marges symboliques.

En d’autres termes, hors du hard discount, point de salut. Wal-Mart joue cette carte commerciale à fond : afin de réduire les frais, la direction a décidé de supprimer les assistants de caisse (souvent des étudiants ou des retraités) dans certaines de ses enseignes. Encore des milliers de petits emplois qui disparaissent et envoient un signal très négatif aux consommateurs. Mais il faut d’abord rassurer l’actionnaire.

▪ Pour ne pas terminer cette chronique sur une note de pessimisme, nous vous livrons cet avis plein de pertinence de Lloyd Blankfein, le CEO de Goldman Sachs (54 millions de dollars de revenus en 2008, sûrement beaucoup plus en 2009) : "les inégalités salariales, c’est bon pour l’économie. Les (méga) bonus créent de la consommation et des emplois de service –notamment à domicile : les ultra-riches s’arrachent domestiques trilingues, coachs personnels et chefs français".

Les entreprises qui trustent les meilleures pages de Vanity Fair ou de Barron’s se frottent également les mains. La liste est longue mais citons tout de même les marques préférées des golden boys et golden girls : Louis Vuitton, Chanel, Prada, Tiffany, Vertu, le Groupe Richemont, Calvin Klein, Aston Martin, Bentley…

N’oublions pas les loueurs de jets privés… les fabricants de yachts de grand luxe… les spécialistes de l’immobilier d’exception (qui repart en flèche à Londres autour de Belgravia et Buckingham Palace ou à New York autour de Central Parc ou dans les Hamptons)… les constructeurs de chalets suisses… les promoteurs de résidences défiscalisées à Dubaï… les maisons de ventes aux enchères les plus huppées…

Mais attendez… Tout cela ne génère pas un dollar de chiffre d’affaires pour des entreprises produisant quelque chose sur le sol des Etats-Unis !

En ce qui concerne Wal-Mart, si la famille Walton veut faire du chiffre avec les gagnants de la grande crise, il va lui falloir racheter de prestigieuses maisons champenoises ou les derniers châteaux "grands crus classés" à vendre à prix d’or dans le bordelais. La firme Goldman Sachs va leur arranger cela !

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