** Un célèbre dicton affirme que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes… Dans le domaine économique, toutefois, il vaut mieux faire usage des derniers ustensiles à base de téflon si l’on ne veut éviter que la crise ne colle au fond de la casserole et y reste agrippée de manière si tenace que personne ne parviendra à s’en débarrasser avant 2012.
Ce qui me rend parfois très pessimiste — et je met le traditionnel "nous" entre parenthèses car je n’aurais pas la prétention de croire que toute la rédaction de La Chronique Agora partage l’ensemble de mes analyses et de mes convictions –, ce n’est pas la crise, car "nous" avons tout fait pour vous éviter d’être pris par surprise… mais bien les discours de ceux qui n’ont rien vu venir, rien su ou rien voulu prévenir (ce qui est pire).
Bien que totalement discrédités à nos yeux, ils continuent pourtant de monopoliser la parole dans les médias, de sévir à la tête des plus grands groupes financiers, de conseiller les gouvernements et de prôner des solutions identiques à celles mises en oeuvre de 2002 à 2005 avec les brillants résultats que vous connaissez. Ils continuent même d’écrire des livres contenant des recettes miracle pour venir à bout de la folie spéculative et de l’avidité des banquiers qui menacent d’entraîner la ruine de la planète.
Le dernier opus sur le sujet, intitulé Le jour où le ciel nous est tombé sur la tête, nous le devons à un connaisseur : ce n’est autre que le fossoyeur de Vivendi, Jean-Marie Messier. L’ampleur du désastre fut équivalent à un Madoff, soit 50 milliards de dollars ; et les actionnaires se demandent aujourd’hui encore comment le ciel a pu leur tomber sur la tête alors que, quelques semaines seulement avant la faillite retentissante, "J6M" (Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde) leur affirmait que son groupe "allait mieux que bien !".
** Je referme la parenthèse Messier — après avoir pris connaissance de son conseil de renoncer au mirage des 15% de retour sur investissement, de supprimer les ventes à découvert et de boycotter les paradis fiscaux… il parle d’expérience ! — pour m’intéresser à la prose d’autres auteurs qui usent et abusent de leurs titres de chefs économistes pour écrire des tombereaux d’absurdités.
Je bondis littéralement de mon siège lorsque j’entends ou lis que, pour s’en sortir, il faut plus de mobilité de la part des employés et moins de contraintes au niveau du marché du travail. Tout ceci se traduit depuis des années soit par l’éclatement des familles concernées, soit par des plans dits "sociaux" dès que les règles autorisant les licenciements sont assouplies.
Je tombe des nues face au mot d’ordre "travailler plus", alors que nos emplois ont été depuis longtemps délocalisés vers la Roumanie, l’Inde ou la Chine, et "plus longtemps", alors qu’un jeunisme forcené règne dans les entreprises et que le chômage touche plus de 50% des seniors de 55 ans et plus.
Je suis consterné de découvrir que face aux menaces de "dépression" — car la récession, c’était en 1993 ou 2003, ce que nous vivons actuellement est sans commune mesure –, la majorité des sociétés cotées et profitables (j’insiste sur cette notion) s’empressent de précéder à des allègements d’effectifs "préventifs". Elles agissent comme si les déboires — bien réels — des secteurs bancaire et automobile ne suffisaient pas.
Pour rassurer les actionnaires, affirment les dirigeants, ils démultiplient délibérément un climat d’insécurité général… Non, cette formulation est trop anodine, je veux dire un climat de "stress suraigu" où chaque salarié/consommateur se sent "à risque" — sauf ceux de certaines corporations bien connues qui disposent d’une sécurité de l’emploi en béton armé.
Une peur panique commence à s’emparer de l’immense majorité des ménages ayant sur le dos des prêts immobiliers ou à la consommation, des charges récurrentes liées aux études des enfants… alors que l’élite qui gère les entreprises ne connaît que la stratégie d’ajustement des coûts de production par la réduction de la masse salariale — y compris avant que les vrais ennuis ne commencent.
Bien sûr, j’entends déjà leur réponse — et vous la connaissez également par coeur — : "bien gérer, c’est d’abord savoir anticiper". C’est au nom de cette saine gestion que les banques ont "anticipé" le danger d’éclatement de la bulle du crédit en transférant le risque à l’ensemble des agents économiques (c’est-à-dire à chacun d’entre nous) par le biais de l’opacité des circuits financiers — lesquels font souvent escale dans les paradis fiscaux.
** J’enrage lorsque je découvre que des milliers de milliards d’euros, de livres sterling ou de dollars pourraient être bientôt confiés à ceux qui ont complètement failli — n’est-ce pas M. Messier ? –, ruiné le système et qui sapent jusqu’aux fondements de la démocratie.
Bernard Madoff peut aujourd’hui encore lire cette Chronique au coin du feu, en savourant un bon cigare et un cognac hors d’âge et se reposer les yeux en jetant un regard panoramique sur Manhattan. Il songe peut-être que pour quelques chèques en bois, la majorité de ceux qui lui auraient pu lui confier leur argent se retrouvent interdit bancaire ou jetés en prison — et pas seulement en cas de récidive.
Il faut vraiment qu’il détienne de terribles secrets concernant l’élite de la nation américaine pour que les pressions en coulisse conduisent la justice de son pays à lui épargner l’humiliation d’une incarcération dans une cellule pas plus grande et tout aussi oppressante qu’une chambre funéraire enfouie sous une… pyramide !
** Mais j’ai déjà trop parlé de Madoff — une sensation de nausée m’envahit. Je ne peux m’empêcher d’observer que la BCE n’a pas saisi l’occasion d’un vent de déprime sans précédent, qui frappe non seulement les marchés mais également les acteurs de l’économie réelle, pour faire "un peu plus" que ce qu’elle avait promis entre les lignes… ne serait-ce que pour créer un effet de surprise positif et faire taire les critiques concernant l’éternel coup de retard sur la Fed ou la Banque d’Angleterre.
Les difficultés actuelles, c’est évident, ne peuvent plus être résolues par voie d’assouplissement monétaire, tous les économistes en conviennent. Cependant, encourager par tous les moyens l’émergence d’une dynamique psychologique positive — comme manifester son soutien à un effort de croissance et son inquiétude pour les millions d’euro-citoyens menacés de perdre leur emploi — favorisant un rebond de l’activité est devenu fondamental.
La BCE a décidé envers et contre tous de demeurer "académique" et laisser à la Fed le soin d’explorer des pistes stratégiques plus expérimentales.
** Vaguement déçus, les marchés ont encore fait hier l’expérience de la plus noire déprime… laquelle retentit déjà sur le moral des épargnants.
Le CAC 40 alignait une septième (oui, une septième !) journée de correction consécutive : on a largement dépassé le stade de la consolidation. Le repli cumulé atteint désormais 12% et le score annuel s’avère désormais négatif de 6,9%, une contre-performance équivalente à celle observée au soir du 15 janvier 2008 (-6,5%), dans des volumes totalement anecdotiques.
Quelques grosses lignes négociées en fin de séance ont fait bondir le chiffre d’affaires de 50% à Paris au cours de la dernière heure de cotations. On est alors passé de 2,25 milliards d’euros à 3,35 milliards d’euros. L’indice avait cependant atteint son plancher du jour dans des échanges à peine supérieurs à deux milliards d’euros. Cela signifie-t-il une nouvelle défection massive des acheteurs ?
Paris cédait pratiquement 3% vers 16h30 et retraçait des niveaux qu’on n’avait plus approchés depuis le 5 décembre ou le 24 novembre derniers, soit le seuil des 2 960 points qui avait occasionné un gros rebond (jusque vers 3 690 points) le 27 octobre 2008.
L’Euro Stoxx 50 chute de 1,75% dans le sillage des valeurs bancaires. Elles ont été tétanisées par l’effondrement conjoint de 20% de Citigroup (avec un plus bas à 3,4 $) et Bank of America (7,35 $). Les deux banques pâtissent, ni plus ni moins, des rumeurs de faillite ou de recapitalisation massive et imminente (selon le Wall Street Journal).
** Comme si cela ne suffisait pas, l’économie américaine a vu le nombre d’inscriptions au chômage grimper de 54 000 à 524 000 pour la semaine close le 10 janvier. Ce chiffre est largement supérieur au consensus des économistes, qui tournait autour de 450 000.
En revanche, l’activité manufacturière dans l’état de New York s’est améliorée au mois de janvier, selon la Réserve fédérale de New York. L’indice Empire State de l’activité manufacturière est ressorti à -22,2 ce mois-ci, contre -25,8 au mois de décembre.
De même, l’indice d’activité de la Réserve fédérale de Philadelphie a progressé à -24,3, contre -36,1 en décembre, alors que les économistes prévoyaient au contraire une nouvelle dégradation de l’indice. L’indice de décembre — et c’est le point qui fâche — a été révisé en baisse de 10% à partir d’une estimation initiale de -32,9.
** "Il n’est de plus sombre nuage d’orage qui ne finisse par se franger de lumière", affirme un proverbe chinois… et cela s’applique à merveille à la séance boursière d’hier à Wall Street.
Après un début de séance catastrophique et une chute de 205 points, le Dow Jones, semble galvanisé par la grande peur des 8 000 points, avec un plancher de 7 995 points touché pendant quelques secondes. L’indice américain a donc vivement rebondi et regagné près de 300 points (à 8 285 points) pour en terminer sur un gain symbolique de 12 points (soit +0,15%).
C’est peu de chose mais cela fait toute la différence. Et s’il fallait citer deux raisons principales à cette légère hausse, Lawrence Summers, le très estimé conseiller économique de Barack Obama, a annoncé le déblocage de 50 à 100 milliards de dollars pour éviter aux emprunteurs en difficulté la saisie de leur logement. Il aurait fallu commencer par là, nous n’avons cessé de l’écrire… mais, rassurez-vous, les ultra-libéraux républicains ne nous lisent pas.
Dans le même temps, le Sénat américain a rejeté la motion de ces mêmes républicains s’opposant au déblocage des 350 milliards de dollars figurant encore à l’actif du plan TARP de sauvetage du secteur financier et confirmé le vote d’une enveloppe de 825 milliards de dollars pour soutenir la croissance américaine.
Vous le constatez, j’avais entamé cette (longue) Chronique plutôt remonté… et je la conclus pourtant en essayant de vous remonter le moral.
Après tout, je suis peut-être aussi versatile que les marchés… mais comme le disait si bien Edgar Faure — pour qui j’éprouve une admiration quasi fraternelle — : "ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent".
Philippe Béchade,
Paris