La Chronique Agora

Japamérique

Qu’est-ce que c’est que cette réaction excessive ? 130 milliards de dollars ont été perdus sur le marché chinois l’autre jour — ce n’est pas comme s’il s’agissait de véritable argent. Les corrections "par sympathie" qui se sont produites sur d’autres marchés mondiaux étaient surtout l’occasion de prendre des profits, pour des investisseurs et des traders que huit mois de hausse avaient rendus nerveux. Toutes ces lumières, ces alarmes et ces sirènes signifient simplement que nous sommes dans un casino.

Il y a d’autres explications. Mais nous ne souscrivons pas à la théorie selon laquelle le krach en Chine indique de véritables inquiétudes quant à la durabilité de son boom. Le boom de la Chine se produit dans le monde réel. Le boom de la bourse chinoise, par contre, est en grande partie fictif.

Alors, le modèle actuel du boom des actifs est-il en danger ? Non. Il a trois piliers : l’argent facile du Japon, les habitudes dépensières des Etats-Unis, et l’appétit de la Chine pour les matières premières. S’il s’agissait d’un mariage de célébrités (avec une mariée et deux mariés, ou deux mariées et un marié, ou trois mariées, ou trois mariés), comment l’appellerions-nous ? Chinamérique ? Américhine ? Ou peut-être… Japamérique !

Japamérique, donc : tel est le nouveau nom du fragile triumvirat représentant la super-bulle mondiale des actifs. Et, pour information — puisque nous ne doutons pas que l’Histoire lit avec attention le moindre mot que nous écrivons… — nous parions que cette bulle des actifs a encore bien du chemin à parcourir avant d’arriver à destination. L’unification des places boursières mondiales n’est pas si éloignée. Cela facilitera des flux rapides de capitaux mondiaux… et mettra encore de nouveaux produits d’investissement à la disposition des épargnants, qu’ils soient en Australie, en Chine ou en Amér… pardon, au Japon.

Plus sérieusement, vous pouvez voir où tout cela nous mène — à un super boom des actifs. Il y a une raison simple à cela. Les Boomers (c’est-à-dire les épargnants japonais et chinois) ne sont pas encore prêts à quitter la table de jeu. Voyez-vous, ils ne le peuvent pas. Ils n’ont pas assez d’argent pour échanger leurs jetons contre de vrais billets et rentrer chez eux. Ils récupèrent encore de l’effondrement des technologiques, et ne font pas confiance à la durabilité de l’appréciation des prix de l’immobilier (sans parler de la liquidité du marché immobilier, qui — au moins aux Etats-Unis — est en chute libre).

Cette semaine a-t-elle servi à ouvrir les yeux des investisseurs sur le fait que les marchés sont toujours risqués ? Bien entendu. Mais les investisseurs le savaient déjà. Ils adorent le risque. Plus important, ils ne peuvent pas se permettre de ne pas en prendre. Jour après jour, nous nous rapprochons du moment où les Boomers devront liquider leurs positions — mais nous n’y sommes pas encore. L’argent continue donc d’affluer sur les marchés — tandis que les marchés eux-mêmes, simplifiés par les fusions entre les différentes places, deviennent encore plus grands et mieux intégrés.

Vous savez ce que cela signifie, n’est-ce pas ? La véritable crise des liquidités — lorsqu’elle se produira (d’ici 18 à 26 mois, selon nous) — sera bien plus grande, bien plus destructrice et impossible à contenir. Elle représentera la fin de l’expérience, commencée après-guerre et post-Bretton Woods, concernant l’inflation des actifs en tant que moyen de bâtir sa richesse personnelle. A ce moment-là, il vaudra mieux posséder de l’or, de préférence en quantité.

Il y a quelque chose d’incroyablement ironique dans ce à quoi nous avons assisté ces derniers jours : c’est que la plupart des investisseurs font quasiment toujours ce qu’il ne faut pas, d’un point de vue rationnel, lorsqu’ils doivent prendre des décisions en période de risque.

Voilà qui ne devrait étonner personne, cependant.

Les êtres humains — lorsqu’ils sont mis sous pression par des marchés financiers mondiaux dont l’évolution rapide est dictée par des dizaines de variables quasi-impossibles à suivre — sont naturellement programmés pour faire deux choses. Ils commencent par se figer, comme nos ancêtres dans la savane africaine il y a des milliers d’années lorsqu’ils voyaient un félin à l’horizon. On peut en remercier l’amygdale, qui prend le contrôle du cerveau dans ces moments cruciaux, sans passer par le lobe frontal, plus réfléchi, et qui nous distingue en tant que primates.

Cet arrêt temporaire de notre cerveau, c’est la méthode employée par dame Nature pour court-circuiter le lobe frontal afin d’arrêter nos actions avant que nous ne fassions quelque chose de stupide — comme nous enfuir en attirant l’attention d’autres prédateurs. La panique n’aide pas à la survie. C’est cette paralysie temporaire qui nous donne assez de temps pour bander nos muscles et combattre — ou fuir.

La deuxième chose que font les êtres humains confrontés au risque, c’est de chercher l’acte qui aura l’effet le plus négatif possible sur leur situation. Oui, vous avez bien lu. Et là, toutes nos excuses, mais nous allons devoir vous abreuver de statistiques. Dans la mesure où il s’agit de la Chronique Agora, nous sommes assez certain que vous ne lirez nulle part ailleurs cette explication du comportement boursier. Elle en vaut donc la peine, ne serait-ce que pour la nouveauté.

Cette explication nous ramène à une année cruciale dans l’histoire de la finance : 1979. Cette année-là, Daniel Kahneman et Amos Tversky ont publié le deuxième article économique le plus cité de l’histoire universitaire : Prospect Theory: an Analysis of Decision Under Risk ["Théorie de la perspective : une analyse des décisions en conditions de risque", ndlr].

Cet article est à marquer d’une pierre blanche dans la compréhension du comportement humain, parce qu’il a dénoncé un vilain mensonge au cœur des modèles économiques classiques sur le comportement humain — selon lequel les gens considèrent les risques avec des informations parfaites, puis prennent des décisions rationnelles. Faux ! L’Homo economicus est une fiction.

Kahneman et Tversky ont démontré que les gens prennent deux sortes de décisions, en ce qui concerne le risk/reward — et qu’aucune n’est rationnelle. Du côté reward, les investisseurs tendent à surpondérer certaines issues, choisissant des rendements plus bas avec des probabilités plus élevées, plutôt que des rendements plus élevés pour des probabilités plus basses. Ou, en termes plus simples, la plupart des investisseurs préfèrent les rendements apparemment certains, prévisibles et modérés de blue chips ou d’obligations, plutôt que les rendements plus élevés mais moins probables d’actifs comme des petites valeurs ou des obligations de marchés émergents.

Le fait que les investisseurs surpondèrent les conséquences considérées comme certaines n’est pas très surprenant. Cela suggère que la préservation du capital est psychologiquement (et financièrement) plus importante pour les investisseurs que la croissance du capital en question. La différence aujourd’hui pourrait être que les investisseurs — du moins les baby-boomers occidentaux sur le point de partir à la retraite, qui constituent la majeure partie du marché — ont besoin de plus-values conséquentes dans les années qui viennent pour améliorer leurs pensions. Cela peut les pousser à prendre plus de risques (pour compenser des pertes passées) qu’il n’est approprié à ce moment de leur "carrière" d’investisseur. Mais on mène la bataille avec l’armée qu’on a à sa disposition, n’est-ce pas ?

Ce qui est vraiment surprenant, dans l’article de Kahneman et Tversky, c’est la manière qu’ont les investisseurs de réagir aux pertes. La conclusion est implacable : les investisseurs les recherchent. Ou, comme le dit l’article : "cette analyse suggère qu’une personne qui n’a pas admis ses pertes s’engagera probablement dans des paris qui lui sembleraient inacceptables dans d’autres circonstances. L’observation bien connue selon laquelle la tendance à parier sur des chevaux mal cotés augmente à mesure que la journée avance fournit des éléments de soutien à l’hypothèse selon laquelle le fait de ne pas s’adapter aux pertes ou de ne pas atteindre un gain attendu pousse les gens à rechercher le risque".

Et dire que nous pensions que les investisseurs cherchaient les meilleures valeurs, et que les primes de risque mondiales convergeaient vers le zéro. Mais non ! Ce qu’on voit en fait, ce sont des paris plus élevés, sur des positions ayant peu de probabilités d’aboutir. Il s’agit, selon les mots même de l’article, d’un échec à s’adapter au monde très risqué dans lequel nous investissons. Mais il est également vrai que les investisseurs sont des gens comme les autres. Et cela signifie que, dans les années qui viennent, nous pouvons nous attendre à voir les investisseurs non pas éviter les comportements et les décisions détruisant de la richesse, mais bien de les rechercher avec avidité.

Bill Bonner a d’ailleurs une théorie à ce sujet, à laquelle il n’a pas encore donné de nom officiel. Selon cette théorie géopolitique, il est dans la nature même des grandes institutions (comme les empires) de trouver le moyen de se détruire — elles doivent le faire. Les êtres humains, comme le savent tous ceux qui s’intéressent aux tragédies — qu’elles soient grecques ou financières — trouvent des moyens spectaculaires de gaspiller leur bonne fortune.

Tversky et Kahneman montrent que lorsque les investisseurs sont confrontés à un choix entre, d’un côté, une perte conséquente mais peu probable, et de l’autre, une perte plus limitée mais plus plausible, les être humain tendent à préférer la perte plus conséquente avec la probabilité la plus basse. Ou, pour dire les choses plus simplement, si vous aviez le choix entre perdre 20 $ à coup sûr ou perdre 60 $ avec une probabilité de 30%… si vous étiez comme la plupart des bipèdes à poils durs de la planète, vous choisiriez les 30% de chances de perdre 60 $.

Et c’est vrai que, si l’on s’en tient à une certaine logique émotionnelle, cette décision peut sembler bizarrement sensée. Confrontés à la perte certaine de 20 $ ou la perte possible (une chance sur trois) de perdre trois fois cette somme, les investisseurs choisissent l’évènement de probabilité moindre mais d’ampleur supérieure.

Mais lorsqu’on applique ces conclusions statistiques, empiriques et psychologiques aux marchés — et nous voulons dire par là les marchés boursiers à grande échelle, réagissant entre eux en temps réel — le résultat est stupéfiant. Cela signifie que vous pouvez vous attendre à voir les gens se lancer dans des comportements de plus en plus risqués, choisissant quasiment toujours les pertes les plus conséquentes plutôt que les pertes plus limitées.

"Attendez !", clamez-vous. "Vous oubliez les probabilités ! Pourquoi choisir une perte certaine plutôt qu’une perte probable ?"

Bonne question. Mais peut-être que notre notion de pertes probables est elle aussi erronée. Les investisseurs agissent en suivant le principe selon lequel des pertes plus conséquentes sur les marchés actuels sont des événements qu’il y a peu de chances de voir se produire. Il y a également une conviction répandue qui veut que plus les marchés sont vastes et intégrés, plus la probabilités de pertes réellement graves est basse. Le problème avec cette théorie, c’est qu’elle est exactement, emphatiquement et catégoriquement fausse.

La théorie à laquelle nous faisons allusion, c’est celle selon laquelle les krachs boursiers sont statistiquement peu nombreux, et qu’ils peuvent être décrit par une courbe en cloche, avec une distribution standard des mouvements de prix. Ou, en termes boursiers, on ne verrait que de rares cas où le marché produirait des rendements radicalement au-dessus ou au-dessous de la moyenne. La plupart des rendements seraient plutôt banals, et assez prévisibles. Il y aurait peu de krachs et encore moins de gains à trois chiffres. Mais les preuves disent le contraire.

"Entre 1916 et 2003", écrit Benoît Mandelbrot dans The Misbehaviour of Markets, "les mouvements quotidiens de l’indice Dow Jones Industrial Average ne se répartissent pas comme une simple courbe en cloche. Les extrémités s’évasent : il y a trop de grands changements. La théorie suggère qu’au cours de cette période, il devrait y avoir 58 jours où le Dow Jones évolue de plus de 3,4% ; en fait, il y en a eu 1 001. La théorie prédit six jours de mouvements de plus de 4,5% ; en fait, il y en a eu 366. Et les changements de plus de 7% devraient se produire tous les 300 000 ans ; en réalité le 20ème siècle a vu pas moins de 48 de ces jours. Nous vivons vraiment une ère calamiteuse, qui persiste à dédaigner toutes les prévisions. A moins que nos suppositions soient fausses ?"

Et qu’en est-il de cette nouvelle ère, cher lecteur ? Lorsqu’on combine les observations de Mandelbrot avec celles de Kahneman et Tversky, on obtient une volatilité et un comportement à risque accrus. Les gens, confrontés à la perspective de perdre de plus, risquent plus encore.

La seule question, à présent, est de savoir jusqu’où les enjeux vont grimper. Et nous avons une seule remarque à ce sujet : la marmite mondiale des valeurs et des actifs a encore de la place. La volatilité a été dangereusement basse ces dernières années. Elle est peut-être revenue cette semaine par la porte de derrière, à Shanghai. Mais ne vous attendez pas à ce qu’elle rende les investisseurs plus conservateurs et déclenche un rebond des placements à revenus fixes et des obligations.

Au lieu de cela, nous pourrions voir un tout nouveau niveau de spéculation mondiale, d’une ampleur encore jamais vue auparavant. Ce jeu, ce championnat du monde de la spéculation, sonnera la fin de partie de l’expérience de la monnaie fiduciaire — des devises qui ne sont pas soutenues par des actifs véritables. Mais ce serait une erreur, selon nous, d’imaginer que cette fin de partie est arrivée.

La tragi-comédie compte encore au moins un acte, et a quelques années devant elles. En attendant, nous vous recommandons de vous installer confortablement, de prendre un peu de pop-corn (si vous pouvez vous le permettre, aux prix actuels), et de profiter du spectacle.

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