▪ Le pilotage de Wall Street à coup de petites phrases est devenu systématique. C’est à tel point que nous sommes partagé entre le fou rire nerveux et l’affliction devant tant d’efforts pour sauvegarder la fuite en avant dans un processus de survalorisation éternelle des actifs.
Après les 27 déclarations de divers membres actifs de la Fed depuis la mi-octobre (la fin du shutdown pendant laquelle la Fed s’était abstenue de communiquer), les médias répercutent maintenant les avis d’ex-collaborateurs de Ben Bernanke ces huit dernières années.
Kevin Warsh (que tout le monde a oublié, nous les premiers, bien qu’il ait été le plus jeune membre de la Fed jamais nommé et l’un des seuls à avoir démissionné à mi-mandat en 2011 alors qu’il aurait dû conserver son poste jusqu’en 2018) euphorisait Wall Street mercredi après-midi en affirmant dans le Wall Street Journal que Janet Yellen n’aura pas le cran de prendre des décisions monétaires qui contrarient les marchés.
Kevin Warsh avait critiqué la mise en oeuvre du QE2 fin 2010, estimant que le recours à la planche à billets n’avait pas fait la preuve de son efficacité, vu l’absence de « transmission » des liquidités vers l’économie réelle.
Il doute donc que Mme Yellen se risque dans une réduction — même très graduelle — de la taille du QE3. La moindre initiative en ce sens serait considérée comme orienter le brûleur directement vers la toile de la montgolfière des dérivés de dettes, de devises et dans une moindre mesure, d’actions (les encours ne représentent en effet que 3,5% de l’ensemble).
▪ L’importance de l’emploi
En tant que spécialiste de l’emploi, Mme Yellen a toujours affirmé que le timing d’une réduction des mesures de soutien exceptionnelles serait dictée par l’évolution du marché du travail.
Nous rappelons qu’en marge d’un montant inattendu de créations de nouveaux postes (+60% par rapport aux anticipations), le taux de participation de la population a enfoncé un nouveau plancher historique en octobre, pour tomber à 62,8% contre 63,2% tout au long du troisième trimestre.
La Fed ayant imprudemment retenu un plancher de 6,5% de taux de chômage, Mme Yellen, sur les bons conseils de Goldman Sachs, pourrait abaisser ce seuil à 6%, de façon à être bien certaine qu’il ne sera pas atteint avant 2020.
Pour ceux qui auraient encore quelques doutes, nous vous renvoyons à l’abondante littérature en faveur d’une politique de taux zéro éternelle dont la presse économique américaine nous abreuve depuis que la Fed a renoncé au tapering.
Il sort désormais à peu près autant d’articles théoriques nous expliquant pourquoi la Fed finira par tenir parole et refermer doucement le robinet (pour éviter l’explosion d’une bulle), que d’articles exposant pourquoi elle n’en fera rien et ouvrira au contraire les vannes pour porter les injections à 100 milliards de dollars par mois.
Et pourquoi pas 165,6 milliards, histoire d’atteindre un rythme de 2 000 milliards de dollars par an ? Ce serait alors proportionnel au plan de soutien mis en place au Japon par Shinzo Abe.
▪ Rumeurs et délit d’initiés
Cependant, la hausse des marchés ne s’alimente pas seulement du « fond », elle découle aussi très souvent de « la forme »… et en l’occurrence de délits d’initiés, comme nous le rappelait une fois encore l’envol inexpliqué de Wall Street quelques minutes après l’ouverture.
Certains opérateurs privilégiés se seraient procurés le texte devant être lu par Janet Yellen devant le Sénat ce jeudi. Ils auraient commencé à « payer » dès la reprise des cotations à Wall Street, selon une rumeur qui n’a fait que s’amplifier au fil des heures (son discours apparaît ultra-favorable au maintient des stimulus monétaires).
Le soupçon d’un vaste délit d’initiés a contraint la Fed à rendre public le document à une heure de la clôture, ce qui a fait doubler les gains de Wall Street en fin de parcours et aboutit à un déluge de records historiques au coup de cloche final.
Comment des documents de cette importance et réservés en principe aux oreilles des élus du peuple américain ont-ils pu « fuiter » ainsi dans la sphère financière ?
A moins que Mme Yellen ne fasse que lire le texte que certains « conseillers » issus de quelques banques influentes lui ont concocté… D’où le fait que le contenu de son intervention soit déjà connu à la virgule près et corresponde à 100% avec ce que Wall Street a envie d’entendre.
Les marchés américains ont pulvérisé tous leurs records absolus, des étoiles plein les yeux, la sensation fantasmée de l’odeur de l’argent fraîchement imprimé dispensant son parfum enivrant.
Parmi les commentaires les plus fréquemment entendus sur CNBC ou Bloomberg TV après la clôture ce mercredi (les intervenants arborant unanimement les plus larges sourires et un moral de vainqueur), citons d’abord : « Wall Street s’extasie en se figurant le déversement de drogue monétaire illimité dont l’intronisation de Janet Yellen contient la promesse ».
« Wall Street se réjouit de la conviction que Janet Yellen non seulement ne restreindra pas le QE3 mais en augmentera la taille pour marquer son empreinte sur la politique monétaire de la Fed dès sa prise de fonction en janvier prochain ».
« Wall Street est absolument convaincu que Janet Yellen se montrera ‘très réceptive’ à ses attentes (ce qui a toujours été le cas) ».
« Mme Yellen n’a jamais travaillé dans une entreprise. C’est un pur produit du coeur du ‘cercle des élites’ (37 ans de carrière sur 45 à la Fed) ; elle n’a jamais mis un pied dans le monde réel. Elle n’a jamais pratiqué d’autre milieu que la haute finance et ce long et profond formatage garantit qu’elle injectera indéfiniment des quantités infinies d’argent dès lors que l’entretien de la hausse éternelle des marchés l’exigera ».
▪ Quatre ans de hausse ?
De nombreux stratèges autrefois sceptiques sur la pertinence et l’efficacité du QE3 prédisent maintenant quatre ans de marchés haussiers… alors même que les bénéfices et les chiffres d’affaires stagnent et que la classe moyenne américaine se paupérise depuis six ans à un rythme jamais observé depuis 1929/1935.
La hausse de Wall Street n’a plus besoin de consommateurs, ni de vraie croissance (non adossée à toujours plus de dette), ni d’une population disposant d’un emploi et de revenus décents. La seule chose qui compte, ce sont les flux de liquidités… et Janet va en déverser plus que les marchés n’en ont jamais rêvé.
Oui, c’est bien parti pour quatre ans de hausse ininterrompue et un S&P 500 à 2 000 dès la mi-2014. C’est à qui produira la prévision la plus outrageusement optimiste… Tous les verrous psychologiques ont sauté, plus aucun argument contrarien n’est audible.
La perception d’un scénario à sens unique est peut-être encore plus hégémonique qu’en 2000. Toutefois, ce que nous risquons d’ici fin 2013/début 2014, ce n’est pas le krach des dot.com mais bien celui des dettes.com.