▪ « Excusez-moi mais ça fait une demi-heure que j’attends… »
L’homme semblait russe. Il était assis à une table en face de nous au Pain Quotidien, un café de la gare St. Pancras à Londres. Il était poli… mais souhaitait se plaindre au serveur qui le négligeait.
« Inutile d’être grossier, » a répondu ledit serveur, un jeune homme mince à l’accent du sud de Londres, moulé de la tête aux pieds dans des vêtements noirs.
« Je n’étais pas grossier… je voudrais juste être servi ».
« Eh bien ne soyez pas grossier… Je m’occuperai de vous dès que je le pourrai ».
Dehors, dans le hall de la gare, un petit orchestre de l’Armée du Salut jouait des chants de Noël.
« Douce Nuit… »
Nous nous sommes retourné vers le Russe. Possédé par l’esprit de Noël, nous avons voulu nous rendre utile en offrant une petite interprétation culturelle.
« Grossier ? Ce type devrait sortir plus souvent. Vous n’étiez pas grossier, vous ne faisiez que vous plaindre. Si vous voulez être grossier, traitez-le de trou du c** ; cela devrait l’aider à remettre les choses en perspective ».
Ainsi satisfait, nous sommes revenu à la musique.
« Entendez résonner les pipeaux
Des bergers conduisant leurs troupeaux
Vers son humble berceau »
Il y a des moments où on a besoin de se détendre. D’écouter. De laisser son esprit vagabonder. Au lieu d’essayer d’organiser ses pensées… il faut les laisser s’organiser toute seules.
Le Russe salua un ami d’allure pakistanaise venu s’installer à sa table.
« Je commence toujours mes voyages avec une escale à Londres », dit-il à son ami. « J’amène mon argent… et mon passeport. Et je laisse mon argent ici ».
A côté, un jeune homme solide, presque costaud, aux cheveux roux, racontait des histoires à une jeune femme. Ce devait être des histoires drôles, parce que la femme — qui avait un très joli visage mais s’était laissée allée à devenir plutôt dodue — se comportait comme si elle petit-déjeunait avec Woody Allen. Mais il y avait quelque chose de faux dans son rire, comme si elle n’allait plus trouver son compagnon aussi drôle après leur mariage.
A notre gauche se trouvait un couple de Français. Tous deux avaient dans les 40 ans. Tous deux étaient vêtus de noir.
« Le docteur a appelé. Il a dit que je n’avais plus que six mois à vivre », a-t-elle dit avec un rire léger.
L’homme n’a pas répondu. Puis ils n’ont plus rien dit tous les deux. Une fois fini leur café, ils se sont levés et sont partis.
▪ Ce qu’on apprend dans les restaurants branchés
Ce soir-là, nous avons dîné dans un restaurant appelé le Gaucho, situé près de la rivière, dans le quartier de Southwark. Il est très stylé — et plein à craquer de clients quasiment tous jeunes, à la mode, urbains, prospères… des hommes en chemise blanche et cravate (ayant retiré leur veste)… des femmes serrées dans des robes élégantes.
A côté de notre table se trouvait un couple — tant l’homme que la femme avaient les cheveux teints en blond. Lui ressemblait un peu à une version ébouriffée de Brad Pitt. Quant à la femme, on aurait dit qu’elle imitait Amy Winehouse. Sinon, les convives semblaient être les pièces interchangeables d’une vaste machine. Des traders. Des avocats. Des directeurs. Des analystes. Des commerciaux.
Nous les avions vus se rendre au travail le matin… tout un fleuve se déversant de la station de métro London Bridge. Le soir, le fleuve inverse son cours, comme la Tamise elle-même, et la foule se rue hors du centre de Londres.
Mais à 22h, il restait encore quelques flaques — dans les restaurants, bars et clubs de la ville. Ils étaient au moins 100 au Gaucho.
A quel monde appartiennent ces gens, nous sommes-nous demandé ? Au monde de la vraie production ? Ou au monde grisâtre des zombies… où les gens miment le travail sans jamais rien ajouter de concret ?
Londres est devenue riche en offrant des services financiers. Ses habitants ont l’allure qu’il faut pour ça. On ne confierait pas une saucisse à un Italien ou à un Grec, sans parler de son argent. Mais qui s’attend à se faire escroquer par un Anglais à l’accent distingué ? Et qui peut reconnaître un accent anglais distingué, sinon un autre Anglais ?
De sorte que l’argent a afflué… tandis que les loyers grimpaient. A présent, une petite armée de professionnels dîne au Gaucho… nourrie par les profits des LBO, produits dérivés et autres hedge funds titrisés.
« Les Russes sont les pires », nous a dit le chauffeur de taxi tandis que nous revenions à notre hôtel.
« J’imagine qu’ils doivent avoir l’habitude de se faire voler, chez eux. Alors ils viennent ici. Ils montent dans le taxi. Et si je suis coincé dans un embouteillage… ou si je dois prendre une déviation… ils pensent que j’essaie de les avoir. C’est idiot. Ils font confiance aux banquiers mais pas aux chauffeurs de taxi. Ce devrait être l’inverse ».