La Chronique Agora

Les Incas nous empêchent de dormir

▪ Nous avons eu du mal à dormir la nuit dernière. La bataille de Lima troublait notre sommeil.

Quiconque se demande de quoi l’histoire (et la préhistoire !) de l’humanité est faite devrait réfléchir aux difficultés du pauvre général Quis. L’homme était un vétéran doué et expérimenté, avec plusieurs années de guerre à son actif. Il avait sous ses ordres une troupe de 20 000 hommes environ, plus ou moins préparés à la bataille qui les attendait. Et il sortait de deux victoires majeures.

Le général Quis avait élaboré une stratégie pour contrer la cavalerie espagnole. Au lieu d’attaquer les Espagnols en terrain plat, où leurs chevaux et leurs armures les rendaient quasi-invincibles par rapport à des paysans incas armés de gourdins, il leur tendit des embuscades dans des vallées étroites. Durant les quelques mois précédant la bataille de Salinas, il avait décimé deux armées espagnoles (bien que peu nombreuses, elles étaient jusque-là considérées imbattables). A présent, il était face à Francisco Pizarro lui-même… dans sa nouvelle ville, l’actuelle Lima, au Pérou. Sa mission n’était pas seulement de défaire Pizarro, mais de l’annihiler… de le faire prisonnier, de tuer tous les Occidentaux à Lima… puis tous les Occidentaux encore vivants dans l’empire inca.

Votre correspondant confesse avoir une certaine faiblesse pour les perdants, les fanatiques et les causes perdues. Nous versons des larmes pour les langues mortes… Nous nous accrochons à des actions se vendant deux fois les bénéfices et dont le cours baisse… Nous prions pour les traditions perdues et les tribus en voie de disparition.

Et nous nous sommes donc tourné et retourné la nuit dernière… nous demandant comment démonter un Espagnol à cheval. En dépit de la gigantesque supériorité numérique des autochtones, l’argent intelligent pariait sur les Espagnols. En dehors des embuscades, les Incas n’avaient trouvé aucun moyen de stopper leur cavalerie. Les conquistadores avaient des centaines d’années d’expérience de combats contre les Maures… et contre d’autres puissances européennes. C’était des guerriers endurcis, avec des tactiques militaires bien développées, des armes dernier cri et des ambitions impitoyables. Ils avaient déjà renversé un empereur inca, volé ses trésors et l’avaient fait brûler vif. Ils avaient fait d’un autre, appelé Manco, un homme de paille — qu’ils avaient plus tard enchaîné avant de lui uriner dessus. Mais cette marionnette s’était échappée et, dans les années 1530, avait déclaré la guerre totale à ces envahisseurs barbus.

Comment les Incas auraient-ils pu neutraliser la cavalerie espagnole, nous sommes-nous demandé ?

Si le général Quis avait pu arrêter la charge de la cavalerie de Pizarro à Lima, toute l’histoire de l’Amérique du sud aurait pu être différente. Au lieu de l’effondrement total de l’autorité inca, Manco aurait peut-être pu maintenir la cohésion de son empire. Et au lieu que les Espagnols tuent et pillent à volonté dans tout le continent, des armées inca organisées auraient pu les tenir à distance pendant des siècles. Au lieu d’être colonisé par des conquérants étrangers, comme l’Irlande et l’Amérique du nord, l’empire inca aurait eu le temps d’apprendre de ses envahisseurs… comme les Japonais après la visite d’une flotte américaine. Comme les Japonais, les Incas auraient pu copier les technologies des Européens, au lieu d’en être les victimes.

▪ Il suffit d’une lance…
Comment le général Quis aurait-il pu neutraliser la cavalerie espagnole ? En Europe, la solution avait été trouvée. De longues lances acérées et solides, l’extrémité du manche fichée fermement dans le sol, la lame tournée directement vers le cheval et son cavalier : cela pouvait généralement mettre fin à une attaque. Soit le cheval s’arrêtait net… soit il finissait empalé sur la pique.

Les chevaux de guerre espagnols étaient protégés, mais pas assez bien pour briser une ligne déterminée et disciplinée de ces soldats d’infanterie avec de telles lances. Souvent, elles étaient dissimulées au sol et levées au dernier moment, quand il était trop tard pour que les chevaux changent de cap. Au lieu de virer et d’attaquer depuis une direction différente, les chevaux et les cavaliers étaient tués par les piques.

Quant aux Incas, ils avaient les bolos — des cordes de cuir auxquelles étaient fixés des pierres. On les utilisait pour chasser le guanaco, et ils auraient aussi pu abattre un cheval. Mais les Incas n’ont jamais envisagé les bolos comme des armes militaires. S’ils les avaient exploités lors de la bataille de Salinas, les choses auraient pu terminer autrement. Les Incas auraient pu jeter leurs bolos — paralysant autant de chevaux et de cavaliers que possible — avant de se retirer derrière des murailles de lances, par exemple.

Il est également surprenant que les Incas n’aient pas envisagé une sorte de crochet permettant d’attirer le cavalier à bas de son cheval. Un cavalier est un guerrier formidable, mais une fois pied à terre — comme les Français l’ont découvert à Azincourt –, il est mort.

Hélas, les Incas — avec leurs propres doctrines et tactiques militaires, qui avaient été testées et adaptées sur des centaines d’années de batailles dans les Andes — ne comprenaient pas les chevaux ou comment contrer un combattant à cheval. La cavalerie de Pizarro a attaqué Lima… et est allée tout droit vers le général Quis. Le malheureux général a été tué d’un coup de lance dans le coeur. Ayant perdu son officier, l’armée inca perdit aussi courage… et des milliers d’entre eux furent massacrés alors qu’ils fuyaient vers les collines.

Peu après, le siège de Cuzco prit fin… et la rébellion inca s’effondra. Ensuite, les Espagnols n’eurent plus qu’à se battre entre eux… ce qu’ils ne tardèrent pas à faire bagarrer quelques mois après avoir acculé le général Quis à la défaite. La première bataille « européenne » dans le Nouveau monde prit place entre deux factions de conquistadores, tous à cheval… et tous avec des armes européennes… à Salinas.

Il y a des batailles comme celle entre les Allemands et les Soviétiques durant la deuxième guerre mondiale, par exemple… ou celle entre l’Irak et l’Iran plus tard dans le siècle… où un observateur soutenant le plus faible ne sait pas qui encourager. On en arrive à souhaiter que les deux perdent.

C’était le cas de la bataille de Salinas. Les deux côtés méritaient de perdre — mais seul un a été vaincu. C’est le frère de Pizarro, Hernando, qui a gagné.

 

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