▪ Il ne s’est pas passé grand-chose sur les places européennes ce mardi. L’Euro-Stoxx 50 a clôturé en hausse de 0,1%, le CAC 40 a grappillé 0,22%. Assistons-nous à quelques heures de recueillement sur les marchés financiers, à une "journée du souvenir" ?
En effet, il y a un an jour pour jour, le gouvernement américain décidait le placer sous tutelle (de nationaliser) les deux géants du crédit hypothécaire Freddie Mac et Fannie Mae.
Dans le même temps, Lehman tentait — en vain — de convaincre les marchés que son ratio de capitalisation ne suscitait pas d’inquiétude et que les rumeurs de pertes abyssales sur les dérivés de crédit étaient infondées, la situation du groupe demeurant sous contrôle.
Toutes les banques (partenaires ou rivales) qui traitaient avec Lehman savaient que c’était faux… Mais chacune d’entre elles tentait également de dissimuler aux yeux du grand public un stock de grenades dégoupillées ornées de la mention CDS, CDO ou MBS.
L’effondrement de la première colonne de dominos était enclenché depuis le mois de mars 2008 avec la faillite de Countrywide et autres Bear Stearns. Le "grand tableau", celui qui arrache des cris d’admiration aux spectateurs, restait encore à venir — avec l’effondrement d’AIG et, comme clou du spectacle, de Lehman.
Et lorsque les cours de cette dernière commencèrent à dévisser, tous les établissements de crédit, monoliners et autres banques d’affaires firent mine de scruter attentivement le bout de leurs magnifiques souliers cousus sur mesure.
▪ Richard Fuld (l’ex-patron de Lehman) eut beau faire le siège de la Fed pour obtenir le statut de holding bancaire, afin de bénéficier d’injections massives de capitaux publics… il eut beau plaider pour un assouplissement des règles d’évaluation des actifs à risque pour les rendre éligibles au TARP… il eut beau inonder ses confrères de coups de téléphone en leur proposant le rachat de sa firme pour un dollar symbolique (qui ne vaut plus grand-chose, c’est vrai, moins de 1,45/euro aujourd’hui)… tout le monde fit la sourde oreille.
Les ultra-libéraux du Congrès américain réclamaient de leur côté un "fusillé pour l’exemple". Ils souhaitaient ainsi démontrer aux électeurs encore indécis qu’il restait de vrais républicains pour éviter à l’Amérique de basculer dans le socialisme, ce système économique horrible et inique (c’est du second degré rassurez-vous !) expérimenté en France à plusieurs reprises entre 1981 et 2005.
Henry Paulson, Ben Bernanke et la commission financière du Congrès américain s’empressèrent de leur donner satisfaction. Richard Fuld refusa le bandeau et fit face au peloton d’exécution, qui expédia Lehman de vie à trépas dès la première salve.
Un peu à l’image de la décapitation de Louis XVI un funeste 21 janvier 1793, l’événement suscita un certain émoi dans la communauté financière. Chacun d’entre nous conserve gravé dans sa mémoire la succession de chutes abyssales des indices américains (-8% à -10%) au cours des séances qui suivirent.
Face à ce désastre sans précédent, Ben Bernanke et Henry Paulson (ex-PDG de Goldman Sachs) s’empressèrent d’accorder à… Goldman Sachs (et Morgan Stanley) toutes les prérogatives refusées à Lehman la semaine précédente. Il y avait aussi un bonus : l’interdiction de vendre à découvert 800 sociétés financières (ou para-financières) cotées.
Ah vraiment, c’est trop rageant ! A une semaine près, Richard Fuld, couvert de la boue nauséabonde des dérivés de crédit, aurait pu bénéficier d’une grâce collective et d’une bonne douche de liquidités qui aurait redonné à sa banque un aspect présentable.
Auditionné par un jury du Congrès américain affichant des visages sévères, Richard Fuld ne manqua pas de souligner à quel point il avait joué de malchance.
Là encore, de nombreux participants à cette parodie de procès de la finance dérégulée se mirent à vérifier l’état de leurs chaussures ! Certains, qui portaient des mocassins, se baissèrent même pour refaire les noeuds de lacets imaginaires : ils ont l’habitude, ce sont les mêmes qui croyaient en la capacité de la Fed à prévenir ou empêcher l’effondrement de la bulle du crédit.
▪ Ce sont probablement les mêmes qui croient discerner une reprise comme un oasis surgi dans le désert… et qui pensent que les banques continuent d’assainir leurs bilans en pleine explosion des défauts de paiement sur les prêts prime.
Si la Fed, la FDIC (qui vient d’enregistrer une 89ème faillite bancaire en huit mois), les analystes qui couvrent le secteur du crédit et la presse n’en parlent pas, c’est que ce genre de problème n’en est plus un… puisqu’il n’est pas un désastre financier qui ne puisse être épongé par de l’argent public.
Et de l’argent public, il va probablement falloir encore beaucoup pour consolider le capital des banques américaines. Ce sera fait soit par le biais de nouveaux appels au marché — soit, si cela ne suffit pas, par le gonflement du bilan de la Fed (parfaitement rodée à cet exercice) qui en aucun cas ne saurait être assimilé à une monétisation de la dette fédérale, promis, juré !
Vous y croyez, vous ? Ah bon, pas plus que cela ?
▪ Rassurez-vous, vous n’êtes plus tout seul ! Les cambistes, qui n’avaient aucune statistique américaine à se mettre sous la dent depuis vendredi (avec les "bons" chiffres du chômage), ont envoyé le dollar au tapis : sous les 1,45 face à l’euro, sans parler de la barre des 1 000 pour une once d’or.
Il y a manifestement un détail qui a échappé ce week-end aux investisseurs en actions et bons du Trésor américain. En effet, lors de la réunion préparatoire au G20 de Pittsburg, les grands argentiers ont évoqué — avec un luxe de précautions en termes de timing et de méthodologie — la nécessité pour les banques de se recapitaliser et d’améliorer la qualité de leurs actifs financiers. Autrement dit, se débarrasser des cadavres qui continuent de s’accumuler… et des milliards de pertes non identifiées qui sommeillent dans les paradis fiscaux.
D’autre part, le FMI et l’OCDE pressent les Etats-Unis de ne pas relâcher dès maintenant, ni demain et encore moins après-demain, leurs efforts de soutien budgétaire à la croissance.
La tâche semble si surhumaine que les cambistes sont enclins à anticiper que le principal effort de relance sera confié une fois encore à la planche à billet américaine !
▪ PS : n’allez pas imaginer que certains paragraphes consacrés à Lehman servent de prétexte à une absolution de son patron, ni que nous éprouvions la moindre compassion pour le personnage, qui avait le visage du parfait bouc-émissaire.
Nous n’avons oublié ni son arrogance de la belle époque, ni son cynisme, ni sa rapacité… mais nous avons le droit de nous demander pourquoi tous ses copains, qui tout comme lui ont acculés le système à la faillite, n’ont pas comparu devant le grand jury des banquiers déchus.
Comment dites-vous ? Parce qu’il n’avait aucun "copain" ?…
Vous avez raison, il y a un peu de ça !