La Fed aurait-elle résolu le problème fondamental de sa politique, et réussi à ne pas déclencher la crise qui aurait dû suivre la hausse des taux ?
Ce que les marchés financiers saluent, ce n’est ni la victoire sur l’inflation ni celle sur la récession.
Ils jouent synthétiquement le succès supposé de la manœuvre d’atterrissage réussie par les pilotes. Ils jouent le triple saut périlleux impeccable, la confirmation que les hommes, les autorités, les gestionnaires peuvent être plus forts que les lois de la pesanteur. Ils jouent la confirmation que le pari faustien peut être gagné.
On peut dissocier le monde réel et le monde des perceptions et, en agissant sur les perceptions, on peut échapper aux lois du monde. On peut bénéficier des effets positifs de la baisse des taux et échapper aux effets négatifs quand on les monte.
Les sceptiques disaient : « Attendez, ils vont se casser la figure quand il va falloir monter les taux ; ils vont effondrer les marchés et précipiter la récession. » Eh bien, ces sceptiques ont eu tort.
En 2022 et 2023, les apprentis sorciers montrent qu’ils ont les pleins pouvoirs, qu’ils peuvent par des mesures prudentielles et beaucoup d’habileté éliminer les conséquences négatives de leurs actions.
Je n’insisterai jamais assez ; c’est philosophique, c’est copernicien. C’est dans la ligne de la post-modernité : on peut repousser les limites de la mort, on a le viagra économique, et il est financier.
La manœuvre est pour ainsi dire finie. On a reconstitué les trousses à outils, l’arsenal de lutte contre la récession. Les marchés ne se sont pas effondrés, les économies ne sont pas en si mauvaise forme que cela, et on remonte les prévisions de croissance pour 2023.
Le système est devenu réversible
En fait, la hausse des Bourses est une hausse de soulagement : voilà ce qu’il faut comprendre, il n’y a plus de limite. L’avenir vient de se dégager.
Il n’y a plus de limite, car de la même façon que l’on a vaincu les limites de la borne du zéro des taux, on a vaincu le sens unique ; on peut donc faire des retours en arrière !
Le système est réversible : de la même façon que l’on a réussi à réduire le fractal et à le rendre continu et dérivable, on vient de prouver qu’il est réversible.
On peut monter le niveau de la mer pour cacher ceux qui sont nus, mais on peut baisser le niveau de la mer sans révéler ceux qui se baignent nu !
On peut inonder le monde de liquidités, et les retirer sans effet de manque.
On a vaincu l’« entropisation » ! On a vaincu les effets de stocks. On a vaincu les lois de la thermodynamique appliquées à la finance et aux systèmes critiques.
C’est à mon sens une sorte de soulagement fondamental et structurel. Les hommes ont bien tous les pouvoirs, et ils peuvent vaincre les limites, les lois de la rareté, les lois qui régissent les causes et les effets. On peut stimuler les Bourses par les baisses de taux et ne pas les faire chuter quand on monte les taux. On a vaincu la symétrie. On est « jenseits », « par-delà » ! C’est le règne prouvé du « en même temps ».
Je n’insiste pas plus, car j’espère être assez clair pour que vous ayez compris. C’est une victoire systémique sur le monde réel.
Surmonter la contradiction
Nous attendions, pour les plus lucides, cette épreuve de réalité depuis longtemps ; certains l’attendaient depuis 10 ans. Depuis le jour du « no exit » en 2011, jour où malgré les espoirs de la Fed de New York, on avait dû constater que l’on ne pouvait sortir.
Depuis 2009, 2011, 2013, 2018, les observateurs les plus lucides attendent la Fed au tournant.
Comme moi, les observateurs plutôt fondamentalistes considèrent que, en 2009, la Fed a brûlé ses vaisseaux, qu’elle a choisi une voie dont on ne revient pas, qu’elle a fait son check-in à l’hôtel California et qu’elle ne peut en repartir.
Ici, en 2022 et 2023 elle croit pouvoir administrer la preuve que les gens comme nous avions tort.
C’est très, très important : si cela était vrai, alors la voie serait libre quasi pour l’éternité. Les contradictions du système, sa finitude pourraient être surmontées, la loi de la rareté serait caduque, la vieille loi des matérialistes comme Marx, la loi de la valeur, serait à jeter aux oubliettes.
Ce succès serait aussi important que celui des découvertes keynésiennes, qui elles aussi ont trouvé le moyen de dépasser les antagonismes capital/travail par les déficits, les dettes, l’inflationnisme.
Ici, on dépasserait les contradictions entre la sphère monétaire, la sphère des promesses et la sphère réelle; la sphère de la production des richesses réelles socialement utiles.
On aurait dépassé les problèmes de la suraccumulation du capital et de la tendance qui en découle à l’érosion du taux de profit dans le système.
Je ne serai pas contre pareille découverte. Au contraire. J’en serai enchanté. Elle ouvrirait de fantastiques perspectives. On pourrait dire maintenant : « The Sky is the Limit. » La limite à nos politiques c’est… le ciel.
Un petit oubli
Mais hélas, il faut revenir sur terre et s’attarder sur une observation simple : quand nous avions trouvé les remèdes miracles du keynésianisme dans les années 30, années de crise, nous avions admis qu’il était fondé sur un triste postulat : le long terme ne compte pas, à long terme nous serons tous morts. Nous avons admis que c’était une tricherie sur le facteur temps. C’est Keynes lui-même qui l’a dit.
La limite du keynésianisme existe : c’est l’empilement des dettes, leur empilement comme l’empilement du tas de sable de Per Bak ; c’est la non-manœuvrabilité progressive du système, son instabilité ; c’est l’impasse de la social-démocratie, à savoir qu’à un moment donné on ne peut plus faire jouer les amortisseurs… ils sont usés, et la spéculation de type Minsky submerge alors le système.
Le keynésianisme était et est encore une tricherie qui rejette dans le futur l’heure des comptes.
Ici, la tricherie est grossière. Elle n’est pas rejetée dans le futur, elle est en temps réel : il n’y a pas eu de resserrement monétaire, les taux n’ont jamais été montés réellement mais facialement, les taux réels au contraire sont devenus de plus en plus négatifs.
Et puis, les liquidités n’ont jamais été retirées : il suffit de regarder les réserves oisives des banques ! Il y avait un tel matelas de liquidités excédentaires et superflues, depuis mars 2020 que ce matelas n’est même pas encore entamé. Il y avait tellement de gras que la couche reste colossale et que c’est elle qui alimente l’euphorie boursière en cours.
Les banquiers centraux sont des illusionnistes. Ils n’ont jamais baissé le niveau de la mer, ils vous ont fait regarder ailleurs.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]