▪ Votre correspondante est amoureuse.
Cela date de plusieurs décennies. C’est une histoire qui ne s’est jamais interrompue, bien au contraire — elle s’est approfondie, enrichie et diversifiée.
L’objet d’une telle affection ? Les mots.
Les mots, leur musique et leur richesse — mais aussi leur pouvoir, presque magique, d’invocation… leurs significations et leurs interprétations (dans toutes les langues !)… et surtout les opinions et la liberté qu’ils permettent d’exprimer — à laquelle je suis tout particulièrement attachée, d’autant plus en ce moment.
Pourquoi un préambule aussi passionné ?
A cause d’une phrase.
C’est petit, une phrase. En l’occurrence, celle qui nous occupe aujourd’hui fait 20 mots en tout et se trouvait dans les notes de Bill ce jeudi :
"Avec plus de six millions de musulmans en France, Daesh a la main-d’oeuvre nécessaire pour mener des attentats".
Ces 20 mots ont fait réagir beaucoup de nos lecteurs. Les critiques ont afflué.
▪ Et là, je bats ma coulpe.
Depuis plus de quinze ans que je traduis les notes de Bill au quotidien, j’ai souvent été enthousiasmée et impressionnée… mais aussi parfois mal à l’aise, déçue — voire, carrément, pas du tout d’accord. C’était le cas pour cette petite phrase.
Cependant, la censure me met encore plus mal à l’aise.
Selon un célèbre aphorisme faussement attribué à Voltaire : "je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire".
(Pour la petite histoire, c’est Evelyn Beatrice Hall, biographe anglaise de Voltaire, qui est l’auteur de cette maxime).
Je répugne à couper — surtout dans la période actuelle où, tout soudain, le discours est régulé, surveillé, inspecté, découpé. Ce qui peut être un moyen bien pratique d’éviter certaines questions… et de limiter certaines critiques.
▪ Comme le disait Bill lui-même dès le lendemain :
"La politique, la culture et la religion provoquent toujours des réactions émotionnelles. Mais la guerre les surpasse toutes. Ce n’est pas un sujet sur lequel il est facile de réfléchir, sans parler d’écrire. Les militaires, par exemple, ne sont pas censés réfléchir à la guerre ; ils sont seulement censés la gagner. Et la plupart des gens s’alignent derrière leurs hommes en uniforme. ‘Soutenez nos troupes’, disent les autocollants sur les pare-chocs. ‘En remerciement des services rendus à votre pays’, disent-ils aux hommes d’armes. Réfléchir trop profondément aux services ainsi rendus est pratiquement de la trahison".
En deux mots, cher lecteur, je ne veux pas que nous nous empêchions de réfléchir.
Les enjeux sont trop importants actuellement pour s’arrêter "au bout de notre nez". Nos autorités peuvent — et veulent — poursuivre leurs petites manoeuvres économiques, politiques et stratégiques, et peu importe les conséquences. Ce n’est pas pour autant que nous, citoyens, sommes obligés de les suivre aveuglément.
Plus que jamais, il faut dépasser les apparences, gratter là où ça fait mal, poser des questions qui gênent, révéler des statistiques et des faits qui peuvent déranger le consensus.
▪ Or ce n’est pas le cas de la petite phrase dont il est question au début de ce message. Elle n’est qu’un raccourci sans aucune subtilité.
Je vais donc me permettre de la nuancer aujourd’hui, en apportant quelques chiffres provenant du ministère de l’Intérieur, datant du 13 octobre 2015 : 1 800 personnes sont concernées par le terrorisme en France — dont 520 se trouvent en Irak ou en Syrie.
Il faut également noter que "la France fait partie des six Etats membres de l’ONU [sur un total de 193] qui comptent plus de 1 000 personnes impliquées dans le djihad en Irak et en Syrie", signalait Le Monde à l’occasion.
Donc oui, Daesh a visiblement trouvé un terreau fertile en France pour mener ses actions innommables. Mais six millions de personnes ? Pas vraiment, non.
Vous pouvez lire l’article modifié en cliquant ici.
Je me permets enfin de vous recommander l’article de Simone Wapler publié jeudi — où, là encore, il est question du pouvoir des mots et des effets de la communication.
La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
Meilleures salutations,
Françoise Garteiser
La Chronique Agora