La Chronique Agora

Un héros ordinaire

▪ Aujourd’hui, nous laissons les marchés de côté. Nous voulons parler de héros. Depuis des milliers d’années, les gens se racontent les histoires de leurs héros à la veillée. Léonidas aux Thermopyles… Horatius Coclès sur le pont Sublicius… Roland avec son habit de fer et Durandal…

Mais un vrai héros ne reçoit aucune reconnaissance — pas d’odes lyriques, pas de statues. Il peut s’estimer heureux si quelqu’un allume une bougie à sa mémoire et qu’il sente ainsi sur son visage le frôlement de l’aile d’un ange.

Les vrais héros n’endossent pas leur armure pour protéger le royaume ; ils prennent la plume pour le critiquer. Ce ne sont pas des défenseurs de la loi, mais des marginaux et des iconoclastes. Ce ne sont pas de Vrais Croyants mais des hérétiques, des dissidents et des corrupteurs de la jeunesse. Comme Sophocle. Et Edward Snowden. Le Financial Times :

"Durant son second discours d’investiture, le président Barack Obama en a appelé à ‘Nous, le Peuple’ pour protéger les idéaux américains de liberté individuelle et d’égalité. Lorsqu’Edward Snowden a révélé l’existence des programmes de surveillance secrets de la NSA, il répondait à cet appel. Tout comme les ‘Pères fondateurs’ des Etats-Unis, il défiait également les iniquités d’un gouvernement de plus en plus intrusif. M. Obama devrait donc mettre fin aux démarches visant à l’arrêter et offrir à M. Snowden un pardon complet".

▪ Quelque part sur le Front de l’est…
Aujourd’hui, nous rendons à César ce qui appartient à César, avec la petite histoire d’un autre héros, Dieter Markmann. Si nous lisions l’allemand, nous pourrions vous donner quelques détails réels supplémentaires. Dans la mesure où ce n’est pas le cas, nous allons devoir inventer.

On était aux alentours de Pâques, en 1944, sur le Front de l’est. L’Allemagne était déjà battue mais ne le savait pas encore. Le débarquement en Normandie était proche… L’Afrique du Nord et l’Italie étaient déjà perdues. Les Soviétiques dépassaient l’Allemagne dans tous les secteurs-clé de la guerre — soldats, munitions, chars. Ils recevaient aussi du matériel de guerre de la part des vastes industries américaines. Leurs soldats se déplaçaient dans des camions fabriqués dans le Michigan et leurs pilotes utilisaient des avions montés en Californie. Les Allemands étaient dépassés en nombre. Epuisés, ils n’avaient plus de temps, plus d’argent, plus de chance. Les dieux de la guerre étaient passés dans le camp adverse plus d’une année auparavant… et ils se moquaient désormais des soldats teutons à chacun des pas les ramenant vers la mère-patrie.

Il restait toutefois aux Allemands abondance d’illusions. Leurs planificateurs centraux décidèrent notamment de rassembler des orphelins "racialement corrects" dans les territoires soviétiques encore sous le contrôle de la Wehrmacht, afin de les envoyer en Allemagne. Ces enfants devaient être conditionnés pour surveiller ce nouveau territoire conquis par l’Allemagne.

Dieter Markmann était lieutenant dans l’armée allemande stationnée près de Shlobine, sur le Dniepr. Il avait entendu parler du programme consistant à envoyer des enfants en Allemagne. Il n’y croyait pas. Ce devait plutôt être l’une de ces sombres rumeurs comme il en circule tant en temps de guerre. De plus, il lui semblait évident — comme à tous ceux qui avaient servi sur le Front de l’est — que ces territoires conquis ne le resteraient pas. L’Allemagne s’affaiblissait de mois en mois ; elle ne pouvait pas remplacer ses pertes, ni en hommes, ni en matériel. Et l’Union soviétique devenait plus forte. En cette saison de Pâques, les routes redevenaient praticables. Les troupes s’assemblaient pour une gigantesque attaque. Les Allemands pourraient résister… un temps. Mais pas éternellement.

▪ Une visite impromptue
Une femme du lieu vint voir Markmann dans son bureau. Elle parlait russe. Elle était habillée comme d’importe quelle paysanne — simplement et rudement. Elle avait des cheveux blonds. Markmann nota qu’elle aurait été jolie si elle avait été vêtue et coiffée comme une dame de Berlin. Mais il ne servait à rien de remarquer de telles choses.

"Je dois vous parler", commença-t-elle. Puis les mots affluèrent. Un véritable torrent, sans pause. Mais avec des larmes.

"Ils vont prendre mon seul fils, Tomas. Ils vont l’emmener à Berlin. S’il vous plaît, il est tout ce qui me reste. Mon mari est mort. Mes deux autres enfants sont morts. Tomas est le seul que j’aie. Il n’est pas fort. Il ne survivra pas… Ne pouvez-vous pas m’aider ?"

Markmann réalisa que la rumeur était vraie. Le fils "racialement correct", Tomas, était tombé dans les filets nazis.

"J’aimerais bien", répondit-il. "Mais je suis un officier allemand, pas une assistante sociale. Je suis les ordres. Si je désobéissais à un ordre du Führer, je serais fusillé. Je suis désolé"…

La femme sanglotait. Elle se leva et sortit de la pièce.

Une fois qu’elle fut partie, le lieutenant Markmann alla à la fenêtre. Il écarta le rideau de dentelle qui avait été posé par les anciens occupants. Il vit la femme traverser la rue. Là, dans une ruelle, à côté d’une autre maison qui avait elle aussi été transformée en logement pour les officiers allemands, se tenait un garçon de 11 ou 12 ans. Il était grand mais maigre. Quelque chose dans son allure plut à Markmann.

"Dommage. Cette guerre a déjà mis tant de jeunes gens dans la tombe", se dit-il. "Elle m’emportera sûrement aussi".

▪ Certaines décisions sont plus faciles que d’autres
Il retourna à son bureau. Il se pencha sur ses dossiers. Mais son esprit restait préoccupé par la femme… et son fils. Il avait déjà passé deux ans sur le Front de l’est. La plupart des hommes qui avaient marché avec lui sur Smolensk puis jusqu’aux faubourgs de Moscou étaient morts désormais. Jusqu’à présent, il avait eu de la chance. Il avait été blessé deux fois. Une balle avait emporté l’un de ses doigts. La deuxième fois, un morceau de shrapnel s’était logé dans sa jambe. Aucune des deux blessures n’avait été fatale… mais la deuxième aurait pu l’être si un infirmier n’avait pas agi rapidement pour arrêter l’hémorragie. Selon toute probabilité, durant la grande attaque que les Russes étaient en train de préparer, sa chance finirait par s’épuiser.

Markmann se leva rapidement. Il traversa la pièce, ouvrit la porte et regarda dans la rue. Il se dirigea à grands pas dans la direction que la femme avait prise… et les repéra dans une rue adjacente.

"Venez", dit-il en leur faisant signe, regardant autour de lui. "Amenez le garçon dans mon bureau à quatre heures cet après-midi".

"Mais il doit être sur la place centrale à trois heures", protesta-t-elle.

"Amenez-le chez moi, à la place".

Il revint à son bureau et attendit. Quelques heures plus tard, le garçon arriva avec un petit sac. Il était prêt pour un long voyage.

"Reste là-dedans"… Markmann montra un placard du doigt. Le garçon entra.

Durant deux jours, le garçon demeura dans son placard. La troupe de SS chargée du rassemblement quitta les lieux — et le garçon put rejoindre sa mère.

Markmann attendit l’attaque soviétique. Quand elle se produisit, à l’été 44, elle écrasa toute la puissance de feu allemande. Markmann fut fait prisonnier.

Comme tous les prisonniers, il fut interrogé.

"Vous êtes le lieutenant Markmann ?" demanda l’officier soviétique. "Eh bien vous avez de la chance. Une femme de Shlobine dit que vous avez sauvé son fils. Vous pourrez revoir votre pays".

Markmann eut de la chance. De tous les Allemands faits prisonniers par les Soviétiques, la moitié moururent dans les camps de Sibérie. Markmann survécut.

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile