▪ Même si nous devons tempérer notre pronostic baissier sur les marchés d’ici la fin de l’été, mieux vaut s’être forgé une stratégie défensive — pleinement justifiée depuis que les indices ont matérialisé leur double sommet à la mi-avril — et s’y tenir.
En effet, comme nous le soulignons régulièrement, Wall Street ne mérite même plus d’être comparé à une girouette, ni même à une porte de saloon… mais bien à une porte à tambour dont le mécanisme serait détraqué. Il en résulte une vitesse de rotation propre à dissuader les plus audacieux.
Des humoristes évoqueraient plutôt un poisson rouge qui oublie après chaque tour accompli dans son bocal qu’il n’avait trouvé aucune nourriture consommable en retournant le gravier situé sous le système de filtrage.
Les requins de la finance ont beau agiter leurs nageoires, cela ne fait surgir aucune proie à des kilomètres à la ronde. Le moment ne va pas tarder où ils vont commencer à s’entre-surveiller, dès fois que l’un d’eux aurait l’air un peu endormi ou porterait de vilaines cicatrices mal refermées.
Les économistes ont beau secouer les derniers chiffres conjoncturels dans tous les sens, il n’en ressort rien qui s’apparente à une promesse de possible rebond de la croissance.
▪ Puisque rien ne semble aller dans le sens qui convient à Wall Street, les investisseurs focalisent leur attention sur le témoignage de Ben Bernanke devant le Congrès américain. Il aurait pu, selon les plus optimistes, dessiner les contours de nouvelles initiatives de soutien de l’activité en cas de signes de ralentissement trop marqués — mais nous verrons en fin de Chronique qu’Helicopter Ben a rendu une copie blanche.
Le raisonnement est imparable. La conjoncture se dégrade de façon si évidente que la Fed ne peut rester les bras croisés, sinon tout ce qu’elle a accompli fin 2008 et début 2009 n’aura servi à rien.
De son côté, la Maison Blanche ne peut se permettre de laisser retomber le PIB et l’emploi à trois mois des élections de mi-mandat.
« Quelqu’un va forcément faire quelque chose »… et tant mieux si c’est n’importe quoi ! Comme une monétisation massive des « muni-bonds » par exemple. Cela n’a en effet que trop tardé : des créanciers des Etats-Unis s’inquiètent, les Chinois voient les commandes américaines stagner ou chuter depuis des mois.
A l’échelon local, les politiciens (du juge au gouverneur, en passant par le shérif du comté) ont besoin des votes des fonctionnaires qu’ils supervisent. Ils ne peuvent plus passer leur temps à les mettre au chômage au prétexte que leur municipalité ou l’Etat menace de faire faillite.
En somme, plus ça va mal, plus il y de chances que la Fed consente à déverser derechef des centaines de milliards dans les coffres des banquiers de Wall Street. Ces derniers sauront en faire le meilleur usage : n’ont-ils pas admirablement bien regonflé la bulle boursière l’an dernier, jusqu’aux premiers trimestriels publiés à la mi-avril ?
▪ Sauf que la Fed ne peut plus faire librement ce que les marchés attendent d’elle.
Les Etats-Unis sont déjà trop endettés et il y a trop de dollars en circulation. Faire tourner la planche à billets dans le climat actuel, c’est le plus sûr moyen de déclencher une vraie crise de confiance dans la devise américaine et de faire exploser les taux d’intérêt.
Mais plus les solutions sont absurdes ou idiotes, plus elles plaisent aux marchés… Et ils savent mettre la pression sur les autorités pour faire valoir leur point de vue !
Les investisseurs ont pris l’habitude d’être exaucés chaque fois qu’ils allument des cierges en la chapelle « Notre-Dame du perpétuel secours monétaire de la Fed ». Ils pourraient brûler des kilos d’encens et verser une obole pour restaurer la toiture que cela ne changerait rien : Ben Bernanke et Barack Obama ont compris, parce qu’ils ne sont pas complètement idiots, que noyer Wall Street sous les liquidités ne crée ni croissance ni emploi.
Après avoir dépensé l’équivalent de 50 plans Marshall, l’économie américaine se dégonfle déjà, l’activité s’étouffe et il n’y a rien que le Congrès ou la Maison Blanche puissent faire pour inciter les Américains à se ré-endetter. Même avec des taux zéro, les consommateurs n’ont plus le coeur à emprunter.
C’est tout juste s’ils consentent à se laisser tenter par les super-rabais des « hard discounters » : le moment des soldes, maintenant, c’est toute l’année.
▪ Evidemment, les optimistes nous brandissent le contre-exemple d’Apple. Les gadgets multimédias de la marque à la pomme s’arrachent par millions dans un climat quasi-hystérique savamment entretenu par l’orchestration d’une pénurie artificielle de produits à l’échelle planétaire.
Steve Jobs est probablement un génie (de l’ère du numérique mais aussi du marketing), et il aurait aussi bien pu être Finlandais !
Imaginez que Nokia soit une firme californienne : elle serait en perte de vitesse, sa gamme de produits susciterait surtout de l’indifférence. Qu’est-ce qui resterait alors aux Etats-Unis pour continuer de se penser les maîtres du monde ? Google et Yahoo! déçoivent, les trimestriels de Texas Instruments n’ont pas séduit, ceux de Seagate (disques durs) sont lourdement sanctionnés.
Mais si Apple vend des millions d’appareils (parfois en l’espace de quelques heures), cela donne surtout du travail aux travailleurs chinois qui les fabriquent. Intel se frotte les mains, les fabricants de mémoires flash également… mais la réalité, c’est que tout est « made in China« .
Autrement dit, Apple crée beaucoup plus de richesse et d’emplois dans les pays émergents que sur son propre sol national. Le schéma illustré par le concept de « WalMartisation du monde » est plus que jamais pertinent : les Chinois fabriquent, les Américains consomment à crédit. Et comme ils n’ont plus les moyens, les Chinois leur avancent de quoi tenir jusqu’à la fin du mois — sauf que la fin de mois commence désormais le 5 et cela commence à devenir inquiétant !
Une fois encore, les optimistes nous objecteront qu’Apple crée aussi de la richesse pour les actionnaires : soit ! Mais combien d’Américains possèdent suffisamment d’actions Apple pour que cela modifie leur niveau de vie et compense le fait que les salaires baissent tandis que les taxes augmentent ?
▪ Puisque le débat tourne autour de ce que Ben Bernanke compte faire ou ne pas faire, il a suffi qu’il se dise prêt à agir hier vers 20h10 pour que Wall Street perde 1% en quelques secondes.
Autant reconnaître que les Etats-Unis se dirigent tout droit vers un « double creux » !
Heureusement que Paris avait clôturé bien avant que les indices américains ne replongent. Le CAC 40 a terminé en progression de 0,75% à 3 493 points, mais il finit très loin de ses meilleurs niveaux du jour (+2% à 3 540 points). Il était même bien en-deçà de ses cours d’ouverture (3 500 points).
▪ A Wall Street en revanche, les investisseurs ont bu le calice jusqu’à la lie — le S&P 500 a chuté au final de 1,3% — parce que les vieilles formules magiques ne fonctionnent plus. Ben Bernanke a eu beau réaffirmer devant la commission bancaire du Sénat US que les taux resteront « très bas très longtemps », cela ne suffit plus à restaurer la tendance haussière dans les secondes qui suivent.
Ce discours était plaisant en 2009 : la reprise s’amorçait et les marchés faisaient le pari qu’elle serait auto-suffisante dès 2010, au plus tard en 2011. Mais Ben Bernanke affirme désormais qu’il n’en est rien et que les incertitudes sur le niveau de la croissance sont « exceptionnellement élevées ».
Il se dit même prêt à envisager de nouvelles mesures (monétaires) de soutien si l’économie donnait des signes de faiblesse… Cependant, il ne donne aucune précision sur le mode opératoire — en a-t-il la moindre idée, d’ailleurs ?
Il réaffirme par ailleurs que l’inflation n’est pas un problème. Sauf que Wall Street commence justement à se demander comment les prix peuvent demeurer aussi sages après que la Fed a injecté 1 500 milliards de dollars dans l’économie.
Pas d’inflation, cela ne serait-il pas le signe précurseur de la déflation, comme au Japon 20 ans auparavant ?
Il y a plus préoccupant : Ben Bernanke évoque avec un luxe de détails les moyens à sa disposition pour éponger la sur-liquidité — ce qui semble contradictoire par rapport à un pronostic plus que réservé au sujet de la croissance. N’importe quel brasseur d’argent de Wall Street s’écrierait que ce n’est pas le moment d’assécher le marché !
Se pourrait-il que la Fed se soit fixé d’autres impératifs que d’encourager coûte que coûte la formation de bulles boursières ?
Chercherait-elle à éviter quelque chose qui soit pire que la baisse du Dow Jones sous les 10 000 points ?