La Chronique Agora

Hedge Funds

** Saviez-vous que les 25 gérants de hedge funds les mieux les mieux payés au monde ont perçu l’an passé une rémunération moyenne de 300 millions d’euros — soit deux milliards de francs de l’époque ? Le champion toutes catégories de cette élite aux revenus en platine iridié s’appelle James Simon, universitaire spécialiste de la modélisation mathématique du risque et président de Renaissance Technologie Corp. Il a gagné à titre personnel 1,2 milliards d’euros en 2005.

Cela représente la bagatelle de 1 000 000 SMIC (un million !), ou encore le salaire annuel de 60 000 employés de travaillant chez Wal-Mart — et l’équivalent de la totalité de la masse salariale de nombreuses entreprises du SBF 120 et même du CAC 40 (Air Liquide, TF1, Publicis, Thomson, ST-Micro…).

Brian Hunter, gérant du hedge fund en quasi-faillite Amaranth, fait presque figure de Smicard de l’hyper-finance, avec des revenus n’excédant pas 120 millions de dollars en 2005, une année particulièrement faste sur les dérivés de matières premières. C’est tout de même assez bien payé pour quelqu’un qui vient de perdre six milliards de dollars en moins d’un mois sur le marché du gaz naturel, soit l’équivalent du PIB du Mozambique, du Turkménistan ou du Népal.

** Rassurez-vous, le système financier dans sa globalité n’a même pas tressailli… car contrairement à la faillite de LTCM en octobre 1998, l’argent perdu par Amaranth a été gagné par les gérants de hedge funds qui s’étaient portés contrepartie de Brian Hunter. Les banques d’affaires qui lui avaient avancé de l’argent s’en mordent aujourd’hui les doigts, mais elles récupèrent une bonne partie de ces sommes au travers d’autres fonds spéculatifs qui opèrent sur les mêmes marchés.

Aux dernières nouvelles, Brian Hunter risque de voir ses revenus mensuels repasser sous la barre des 10 millions de dollars, ce qui lui permettait jusqu’à présent de s’acheter tous les mois un "petit hôtel particulier de 500 mètres carrés sur jardin privatif " en plein coeur du Marais. Une misère.

Cette comparaison n’est pas anodine : c’est précisément l’émergence de ce genre de millionnaires du troisième type — qui ne produisent rien de concret, aucune richesse exploitable par la communauté humaine, qui manipulent des concepts et des outils abstraits et dont l’activité principale consiste à générer des mouvements de compte et des commissions de gestion — ce sont donc ces nouveaux tycoons de l’immatériel qui alimentent une flambée de l’immobilier dans l’ultra haut de gamme. Cela contamine ensuite le haut de gamme, puis, de proche en proche, les biens de qualité moindre qui apparaissent relativement abordables au commun des mortels… et jusqu’au pavillon de banlieue coincé entre la bretelle d’autoroute et l’entrée du centre commercial.

Imaginez le formidable distorsion des prix immobiliers créé par ces 1% d’Américains ayant fait fortune ces cinq dernières années dans l’industrie des hedge funds, dans le pétrole ou les ventes d’armes — et qui gagnent à eux seuls autant que les 40% de contribuables Américains les plus pauvres.

James Simon a gagné près d’un milliard d’euros en 2005. Il a certes conçu de superbes équations permettant de modéliser le chaos et de mettre les probabilités de son côté sans jeter une pincée de sel par-dessus son épaule, mais ses travaux scientifiques n’ont pas permis d’améliorer l’efficacité des médicaments traitant le cancer… ni de réduire les émissions de CO2… ni de créer ne serait-ce que 10 000 emplois (ce qui représente 1/10ème de ses revenus)… ni d’inciter le gouvernement fédéral à procurer une couverture sociale aux 40% d’Américains qui n’ont pas les moyens de s’en offrir une.. ni rendre moins ineptes les émissions de télé-réalité où des candidats aux abois financièrement sont prêts à risquer leur vie ou santé pour 500 $.

Pour rendre supportable un déséquilibre du partage des richesses qui engendre des disparités de pouvoir d’achat jugées vertigineuses (le terme est faible), tant aux yeux d’économistes libéraux que des auteurs d’un récent rapport parlementaire français consacré aux dérives du capitalisme, les banques tendent un piège imparable à des acheteurs qui sont culturellement et psychologiquement conditionnés à surpayer un bien immobilier qui valait 15% de moins l’année précédente… au nom de l’espoir qu’il en vaudra 15% de plus l’année suivante.

En effet, la plupart des acheteurs auraient tout intérêt, dans les conditions actuelles, à demeurer sagement locataires alors que leurs mensualités n’augmentent de que de 3% à 4% par an… Cela aurait en plus l’avantage d’éliminer le risque de voir les plus-values virtuelles se transformer en pertes bien concrètes de 20% ou -0%, voire en saisie pure et simple de leur logement.

Or les méga-revenus perçus par une nouvelle "privilégiature" de la finance internationale, fiscalement apatride, débouchent sur une inflation des actifs qui appauvrit l’écrasante majorité des classes moyennes, dont les salaires ne progressent plus depuis la chute du mur de Berlin. Pour toute consolation, les banques leur offrent la faculté de s’endetter sur 30 ans ou plus, de différer le paiement du principal au-delà du délai moyen de la revente (qui est de cinq à six ans aux USA) et de contracter des prêts à taux variables, mais avec possibilité de suspendre les remboursements durant certaines périodes difficiles, etc.

Les banques peuvent bien faire preuve d’un peu de souplesse et de créativité en matière de prêts destinés à une clientèle à la solvabilité douteuse, dans la mesure où elles investissent des dizaines de milliards de dollars dans des hedge funds censés leur procurer 15% de rendement "sans risque" (tout du moins s’agit-il de risques mathématiquement maîtrisés)… à perpétuité.

Sauf qu’en 2005, le rendement moyen est tombé à 9%… et qu’en 2006, il ne s’avère pas supérieur à 7% sur les neuf premiers mois de l’année !

Les 10 000 hedge funds recensés à ce jour disposaient d’une force de frappe de 1 300 milliards de dollars, selon les dernières estimations réalisées à la mi-2006. Ces estimations sont forcément très sujettes à caution compte tenu de l’implantation de 60% d’entre eux dans des paradis fiscaux où l’opacité est la règle.

Au sein de ce foisonnant vivier, seuls 5% de ces fonds d’arbitrage sont enregistrés comme spécialisés dans la spéculation sur l’énergie. Cela représente tout de même 60 milliards de dollars de capitalisation… mais avec l’effet de levier, ces sommes se retrouvent démultipliées dans des proportions qui donnent le vertige.

Bien d’autres, qui sont répertoriés co
mme "global macro", se sont également jetés à corps perdu dans les marchés à terme adossés aux matières premières ou aux énergies fossiles. Combien de situations comparables aux déboires d’Amaranth — mais à échelle réduite — cela a-t-il engendré ?

Toujours est-il que la rentabilité globale des hedge funds s’est réduite de moitié en trois ans, et que le mythe des 15%/an vole en éclats. Le retour sur investissement décline à l’échelon individuel, mais les banques partenaires se rattrapent sur le nombre et la masse des commissions générées par les arbitrages incessants auxquels elles se livrent 365 jours par an.

Les hedge funds monopolisent la gestion de la majeure partie des 300 000 milliards de dollars d’engagements à terme comptabilisés sur les marchés dérivés. Petit rappel : le PIB planétaire qui recense les vrais échanges de vrais biens et de vrais services s’élevait à 40 000 milliards de dollars en 2005, soit 30 000 milliards d’euros.

Autrement dit, chaque dollar de l’économie réelle donne naissance à un peu plus de 7 $ dans l’économie virtuelle : cela a-t-il un sens, cela peut-il durer ?

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