Par la Banquier Central (*)
On doit à Myron Scholes et Robert Merton la mise au point du modèle de Black-Scholes sur l’évaluation des options — une innovation qui a tout simplement révolutionné la finance du 20ème siècle. Avec ce modèle, assorti d’une équation affreusement compliquée, il est en effet question d’estimer le "juste prix", à l’instant T, d’une option financière — c’est-à-dire le droit d’acheter ou de vendre, dans le futur, une certaine quantité d’un actif quelconque. La formule intègre notamment les taux d’intérêt et la volatilité du cours du sous-jacent.
Ses implications vont au-delà de ce qu’il peut sembler. Car dès que vous cessez d’acheter ou de vendre "au comptant" — ou plutôt, "sur-le-champ", en spot, comme disent les Anglo-Saxons — vous commencez à parier sur l’évolution des prix dans le futur. Vous consentez à une part d’incertitude contre la perspective de profits conséquents que vous autorise l’effet de levier. Une option, ce n’est rien d’autre : une assurance (si vous vous couvrez) ou un pari (si vous spéculez) face à une issue financière incertaine, parce que future. Vous quittez le domaine de l’échange simultané pour entrer dans celui des produits dérivés, poumon de la finance moderne.
Face à cette problématique, le modèle de Black-Scholes permet tout bonnement de calculer son risque. Jour après jour, il vous donne une idée de ce que valent vos paris ou bien — ce qui revient au même — de leur probabilité de succès. Dès lors, vous n’investissez plus comme on mise au casino : vous pouvez mettre en oeuvre des stratégies de spéculation rationnelle, fondées sur une gestion fine de votre niveau de risque.
D’où son adoption massive par l’ensemble de la communauté financière, afin de gérer de façon rationnelle son exposition… de ventiler ses portefeuilles… de diversifier ses placements… ou d’inventer des produits toujours plus complexes destinés à garantir la nécessaire liquidité du marché. L’engouement fut tel que dans les années 90, les professeurs Scholes et Merton n’eurent aucun mal à lever un milliard en cash pour passer de la théorie à la pratique — c’est-à-dire appliquer leur modèle dans le cadre du fonds géant LTCM.
Voilà comment une équation ultra-technique, qui semblait se destiner aux seuls traders spécialisés en produits exotiques, est devenue la colonne vertébrale de la finance mondiale… Au point qu’on l’enseigne désormais dans les business schools qui forment les patrons de demain. Et le plus beau… c’est qu’elle ne marche pas !
Sur le papier, la théorie est imparable… A condition de procéder à quelques approximations simplificatrices (le taux d’intérêt ne varie pas, la volatilité est constante) dont on sait qu’elles ne reflètent absolument pas la réalité des marchés. Le modèle de Black-Scholes, c’est un peu le baromètre de votre grand-mère, dont l’aiguille s’est bloquée sur "grand beau" alors même que les bourrasques cinglent vos vitres.
Les imprécisions météo n’expliquent pas à elles seules le bouillon de LTCM ; il y eut beaucoup d’erreurs humaines. Reste que selon les calculs du fonds, l’exposition était très limitée — les mouvements de cours enregistrés durant la crise russe ne pouvaient se produire qu’une seule fois sur des centaines de millions d’années !
… Bref, "la faute à pas de chance". J’ignore si les banques qui ont épongé les 4,6 milliards cash de dette laissés par LTCM se seront rendues à cet argument. Je sais en tout cas que, pas rancunières, elles ont continué d’utiliser le petit baromètre de Merton et Scholes — et avec elles, les traders, teneurs de marché, et autres fonds d’investissement, groupes de private equity et entreprises.
Si vous en arrivez à la conclusion que les deux plombiers qui ont sécurisé à eux seuls toute l’économie mondiale moderne sont les deux mêmes qui ont fait perdre près de cinq milliards à leurs investisseurs voici dix ans, vous avez mis le doigt sur l’inquiétude qui taraude en ce moment tous les financiers du globe. Le colosse a-t-il des pieds d’argile ? A-t-on raison de faire confiance aux banques ?
La théorie du filet
Ici, les avis divergent. Pour les uns, le système entier a compris, et retenu dans la douleur, les leçons de 98. Depuis dix ans, il s’est d’ailleurs bâti à partir de ce traumatisme. La concertation poussée des banques centrales, la mondialisation des échanges, la sophistication croissante des instruments, la diversification poussée des capitaux ont permis de garantir la liquidité à l’échelle planétaire et d’encaisser sans trop de mal les déséquilibres majeurs, comme l’ont prouvé les crises des deux dernières années. On a substitué à une collection de "filets de sécurité locaux" un vaste maillage, beaucoup plus dense, étendu à l’échelle de la planète : de quoi amortir, sans crever, les chutes les plus massives.
L’énergie et la célérité avec lesquelles la Fed, mais aussi la BCE ont su réagir aux incidents survenus en août en offrent une éclairante illustration. Pour les autres, on ne change pas les hommes d’un coup de baguette magique : la peur et l’avidité continueront de régner en maîtresses sur les marchés. Le hedger se muera toujours en spéculateur et, là où le profit se dessine, il y aura toujours des prises de risque… en prenant pour prétexte le "baromètre" le plus convaincant. Nul ne sait aujourd’hui jusqu’où les banques mondiales ont plongé les doigts dans le pot à confitures du subprime ; mais leurs exploits passés ne plaident pas en faveur de leur modération. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’une crise généralisée.
En admettant que les choses s’aggravent, le filet, plus étendu, se contenterait de mieux répartir la charge : il plierait dans son ensemble, mais ne romprait pas forcément. En revanche, le maillage renforcé étend les risques de contagion. Il nous met à l’abri d’une catastrophe locale, mais pas d’un ralentissement mondial. La mondialisation des échanges coïncide avec celle des risques — même s’ils sont dilués par mutualisation. Quel que soit l’état de santé de notre système bancaire, nous payerions donc, d’une façon ou l’autre, les difficultés du subprime américain — ou d’une éventuelle crise asiatique.
… C’est des banques que viendra la réponse : il faudra qu’elles fassent la lumière sur leur exposition pour que les inquiétudes se dissipent. Pour le moment, elles y rechignent. La transparence sur leurs profits ou de leurs pertes n’a jamais été leur fort, sans que l’on sache trop s’il s’agit de pudeur — pour ménager leur respectabilité — ou d’une vraie méconnaissance de la nature exacte de leurs activités.
Meilleures salutations,
Le Banquier Central
Pour la Chronique Agora
(*) Derrière le Journal d’un Banquier Central, on trouve toute une équipe d’experts de la finance, de l’économie, de l’analyse technique et de la bourse qui mettent leurs connaissances au service des investisseurs individuels.